Julie et Salaberry
jour, se disait-elle, pleine dâespoir, René découvrira que je ferais pour lui une épouse parfaite.» Et elle, Julie de Rouville, serait enfin heureuse.
Au-delà de ses sourires embarrassés, elle se demandait comment lui faire comprendre à quel point elle souhaitait partager sa vie. «Câest peut-être à moi de faire les premiers pas», songea Julie, oubliant que son éducation, et surtout son caractère réservé, ne lui permettrait jamais cette audace. Une fille noble pouvait-elle espérer épouser un homme fortuné, mais issu dâune classe autre que la sienne? Le chevalier des Grieux, pourtant, nâavait pas hésité à aimer Manon la courtisane.
Après tout, nâétait-ce pas à lâhomme de se déclarer le premier, de donner le signal des doux aveux? Malheureuse ment, le notaire Boileau restait insondable. Il se consacrait entièrement à sa profession et restait dévoué à sa famille. Aucune rumeur dâune inclination pour une autre jeune fille ne circulait sur son compte, ce qui rassurait Julie, bien quâautrefois on lui ait prêté des intentions à lâégard de Marguerite Lareau, une cousine éloignée. Mais Marguerite était mariée au docteur Talham depuis des années.
Julie reprit son livre. Elle était arrivée à la fin du roman. Le chevalier des Grieux, qui, dans son imagination, avait les traits de René, transportait dans ses bras le corps inanimé de Manon. Il la déposait sur le sol et lâembrassait, pour lui dire adieu.
Les yeux clos, Julie revivait la scène où Manon mou-rait dans les bras de son amant. Elle était dans ceux de René, imaginait la force de son étreinte, la chaleur de son corpsâ¦
Sa rêverie fut brusquement interrompue.
â Que fais-tu? demanda sa mère en la découvrant les jambes allongées sur le sofa. Encore un roman! dit-elle en voyant le livre entre les mains de sa fille.
Lâexpression de son visage en disait long sur ce quâelle pensait de cette activité.
â Relève-toi. Cette tenue est indigne dâune jeune fille de ton rang.
Julie nâavait aucune envie de se rendre au désir de madame de Rouville, mais elle obtempéra, habituée à obéir plutôt quâà imposer son point de vue.
â Tu as sans doute oublié que ton père a invité les demoiselles de Niverville à souper? Plutôt que de rêvasser, va voir ce que fricote la cuisinière. Et veille à ce que la pièce de bÅuf soit à point, cette fois-ci! Le rôti de lâautre jour était immangeable.
à entendre madame de Rouville, lâincompétence de la cuisinière incombait à Julie. La jeune fille comprit quâelle ne tarderait pas à se remettre à la recherche dâune autre domestique pour remplacer celle-ci. Et trouver la perle rare qui aurait lâheur de plaire à sa mère se révélerait une tâche quasi impossible.
â à propos, ton père a commandé des anguilles. Jâespère que cette femme saura les apprêter. Les demoi-selles en raffolent, ajouta-t-elle pendant que Julie faisait la grimace.
Elle détestait ce plat gras, fait dâun poisson visqueux quâon pêchait en abondance dans la rivière Chambly et dont tant de gens vantaient la finesse de la chair.
Madame de Rouville finissait de donner ses instructions à sa fille lorsque son époux apparut.
â Ne peut-on pas être tranquille dans cette maison? pesta le colonel de Rouville. Quây a-t-il encore?
â Il y a, monsieur, que votre fille lit des fadaises, plutôt que vaquer à ses occupations.
Le ton était on ne peut plus narquois, fidèle reflet de lâanimosité régnant entre les époux. Lâaffection était une denrée rare au sein de la famille Rouville, au contraire de la situation qui prévalait chez les Boileau. Comme Julie aurait voulu connaître la tendre complicité qui liait visiblement les membres de cette famille.
Le père tendit la main vers sa fille en exigeant de voir lâobjet incriminant.
â Des fadaises, Manon Lescaut ? Mais que dites-vous là , câest un chef-dâÅuvre! proclama-t-il en jetant un regard agacé à sa femme.
Monsieur de Rouville était un digne fils du Siècle des lumières â comme on désignait le xviii e siècle,
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