Julie et Salaberry
époque où les lettres et la philosophie fleurissaient â, et il encourageait ses enfants, sa fille tout comme son fils, à puiser dans sa bibliothèque fort bien garnie, ce dont Julie ne sâétait jamais privée, au contraire de son frère, Ovide, qui avait une manière bien différente de se distraire.
â Je ne vois rien de répréhensible dans Manon Lescaut . Câest même écrit par lâabbé Prévost, un ecclésiastique, ajouta-t-il.
â Continuez de le croire, fit madame de Rouville qui savait que la remarque de son mari était surtout destinée à la contrarier. Je persiste à penser que ces lectures sont malsaines et mettent dans la tête de votre fille des idées qui finiront par nuire à sa vertu.
Ces derniers mots provoquèrent le rire du colonel.
â Bien au contraire!
Il contempla Julie avec un de ses rares regards dans lesquels elle pouvait déceler une parcelle de tendresse paternelle.
â Je te félicite pour ton choix. Jâaime à penser quâune demoiselle sâemploie à se forger une bonne tête par ses lectures. Avouez, madame, quâil nây a rien de pire quâune femme sotte, aussi jolie soit-elle. Dâailleurs, voyez-y un compliment à votre intention. Si vous aviez été sotte, je ne vous aurais jamais épousée.
â Vous avez une curieuse manière de tourner un compliment, riposta la dame, piquée au vif. Ma parole, vous êtes aveugle! Vous persistez à détourner votre fille de son devoir. Ces romans lui farcissent la tête dâidées insensées: amour, mariage dâinclination et Dieu seul sait combien dâautres fariboles. Mais retournez à vos chers livres, plutôt que de voir à vos affaires. Au fait, combien de vos censitaires, hier, ont encore négligé de payer leur dû? La moitié? Les trois quarts?
â Les comptes de la seigneurie ne sont pas de vos affaires, répliqua abruptement monsieur de Rouville. Et, de grâce, épargnez-moi vos criailleries de bonne femme, soupira-t-il en tournant les talons. Jâai à faire avant le départ de la poste.
Il voulait à tout prix finir une lettre destinée à son vieil ami, Louis de Salaberry, et disparut.
Le regard furibond et les lèvres pincées de madame de Rouville indiquaient à quel point lâattitude de son époux la consternait. Lorsquâil avait hérité de la seigneurie de Rouville, bien noble et inaltérable, câétait toutefois avec lâargent de sa dot quâil sâétait libéré des dettes laissées par son père, René-Ovide de Rouville. Dans les premiers temps de leur mariage, Melchior estimait suffisamment sa femme pour suivre ses conseils et avait racheté plusieurs fiefs dans la partie est de la seigneurie de Chambly, à Pointe-Olivier, sur lâautre rive du bassin, ce qui avait énormément augmenté la fortune familiale. Mais au fil du temps, la mésentente sâétait installée entre les époux.
La seigneuresse réintégra ses appartements, composés dâune chambre et dâun boudoir, lieux où elle passait la plus grande partie de la journée avec, pour unique compa-gnie, la vieille Rose qui lui servait à la fois de femme de chambre et de suivante. Et lorsquâelle nâen pouvait plus de lâatmosphère tranquille du village de Chambly, elle fuyait vers Montréal et séjournait chez son frère, Jean-Baptiste Hervieux, héritier de la fortune de cette famille de marchands de fourrure.
Julie soupira. Les querelles de ses parents offraient une bien piètre image de lâamour. Elle se fit la promesse solennelle que jamais elle nâépouserait un homme qui ne lâaimait pas.
Et si René en épousait une autre? Elle refusait dâenvisager cette éventualité, mais chaque fois que cette pensée lui venait à lâesprit, son cÅur se serrait et des larmes mouillaient ses yeux sombres.
Plutôt que de ruminer sa morosité, elle abandonna son livre pour se diriger vers la cuisine. Voir au menu de la journée et à la bonne tenue du manoir lui permettrait de sâoccuper utilement. Après le dîner, elle irait faire des visites.
â Jâirai chez les Talham. Voir Marguerite et les enfants me fera le plus grand bien, se dit-elle en sâexprimant à voix haute tout en
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