Julie et Salaberry
de la dame assise derrière une pile dâépais registres.
à toute heure du jour, quelquâun entrait ou sortait de chez les Bruneau, qui un fournisseur, qui un client, qui un ami de la famille passant saluer comme venait le faire monsieur de Salaberry. On était certain dây trouver madame Bruneau, une femme affable semblant toujours avoir le mot pour rire, mais dont lâapparente bonhommie dissimulait une redoutable commerçante. Ses débiteurs de Québec ou de Trois-Rivières en savaient quelque chose et personne à ce jour ne pouvait se vanter dâavoir réussi à la berner. Les affaires de monsieur Bruneau, élu député du comté de la Basse-Ville en 1810, étaient donc entre bonnes mains.
â Et comment se portent madame de Salaberry et vos demoiselles? sâinforma madame Bruneau dâun ton jovial. Ces dames vous auraient-elles abandonné?
â Câest la pure vérité, plaisanta le nouveau venu, mais puisque câest pour rendre visite à une des femmes les plus dignes de la ville, ma sÅur Louise-Geneviève, appelée Saint-Michel en religion, je ne peux pas leur en vouloir. Vous savez à quel point madame de Salaberry y est attachée?
Louis de Salaberry avait en effet deux demi-sÅurs beaucoup plus âgées que lui, nées dâun premier mariage de son père. Angélique vivait en France où elle sâétait mariée, mais la seconde avait pris le voile chez les hospitalières de lâHôpital général de Québec.
â Ma sÅur était souffrante, ces derniers jours, expliqua-t-il. Mon épouse tenait absolument à lui rendre visite, ainsi que nos filles. Mais donnez-moi plutôt des nouvelles de vos enfants, madame Bruneau. Votre belle grande fille, est-elle toujours chez les ursulines?
â Oui, mais je dirais quâelle a appris tout ce quâil y avait à apprendre au couvent. Et puis, je ne serai pas fâchée de lâavoir avec moi pour mâaider.
La fille aînée des Bruneau avait maintenant dix-sept ans. Cette famille comptait neuf enfants. Les garçons en âge dâêtre au collège fréquentaient le Séminaire de Québec, sauf lâaîné, Pierre-Xavier, destiné à prendre la relève du père dans lâentreprise familiale. Son cadet, René-Olivier, avait choisi la voie ecclésiastique. Du magasin, on entendait les cris et les jeux des enfants qui étaient encore trop jeunes pour être aux études.
â Déjà ! Comme le temps passe! Et votre fils qui est prêtre vient dâêtre nommé vicaire à Rivière-Ouelle?
â Il y est depuis deux mois et nous donne bien du contentement, dit avec fierté madame Bruneau. Jâavoue que je mâennuie déjà de mon curé... Mais, pour une mère, donner un de ses enfants à lâÃglise est une grande consolation.
â Câest dur, nâest-ce pas, de savoir ses enfants au loin?
â Dans le pays, personne ne peut lâaffirmer plus que vous, monsieur de Salaberry, approuva la marchande. Mais dites-moi, avez-vous des nouvelles de vos fils?
â Câest la raison qui mâamène chez vous, outre le plai-sir de vous saluer. Jâai appris que du courrier était arrivé des Ãtats-Unis et comme monsieur Bruneau est fidèle à ses habitudes, il a sans doute mis la main sur la London Gazette .
Madame Bruneau gloussa. Câétait la vérité. à Québec, Pierre Bruneau réussissait toujours à apprendre les nouvelles importantes avant tout le monde. Un atout inestimable, lorsquâon était dans le commerce.
â Mon mari ne saurait tarder, monsieur de Salaberry. Mais prenez ce fauteuil et assoyez-vous confortablement pendant que je vais vous préparer un petit quelque chose à boire, dit la bonne dame en quittant ses précieux registres pour se mettre au service du gentilhomme que tout le monde appréciait à Québec.
Elle disparut derrière un épais rideau de serge verte qui dissimulait le passage menant à la partie logement de lâédifice. Lorsquâelle revint, ce fut pour apercevoir son mari et Louis-Joseph Papineau qui revenaient dâune séance de la Chambre, les bras chargés de documents.
â Vous rentrez tôt! apprécia-t-elle.
â Câest vrai! répondit Pierre Bruneau. Il arrive trop souvent que nous ne sortions
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