Khadija
enfoncé la face de pierre du puissant Hobal dans la boue, c'était pour qu'il s'y désaltère !
La moquerie de Khadija piqua au vif l'orgueil du hanif. Poussant sur sa canne, il se raidit. Il franchit les cinq pas qui le séparaient de Khadija en fronçant les sourcils de manière menaçante. Quand il fut proche d'elle, il ferma à demi les paupières.
— Ce que je pense des dieux et des idoles ? Qui s'en soucie ? Je suis un hanif, de ceux pour qui, de dieu, il n'en est qu'un. Un seul et unique : le dieu qui a conduit Ibrahim, Hajjar et Ismâ'îl jusqu'ici, aux confins de l'Arabie. Que les idoles de la Ka'bâ tombent dans la boue, ce n'est pas moi qui les relèverai ! Mais toi, oui, tu le veux. Toi qui es une puissante de Mekka, comme Abu Sofyan. C'est votre affaire. Moi, je dis : cette eau, ces ruines font œuvre de purification. Je dis : cela a déjà été. Il y a bien longtemps, une eau immense a recouvert le monde des hommes, noyant l'impur et le fangeux pour que l'innocence de l'origine renaisse. Je dis : aux jours de l'inondation, Nouh a averti les hommes de ce qui les attendait. Je dis : Nouh a tenu la parole du prophète. Nouh a tenu la parole du Bédouin devant son maigre troupeau. Mais toi, cousine bint Khowaylid, d'où vient ta parole ? Tu dis : purification. Tu dis : souillure. Des mots pareils à ceux sortis de ma bouche mais qui n'ont pas le même sens. Tu m'as entendu demander : « Ici, à Mekka, qui saura dire devant les puissants et les oublieux que cette pluie n'est pas qu'une pluie ? » Aurais-tu la vanité de croire que tu dois être celle qui dit ? Toi qui vas devant la source Zamzam pour dresser une moitié des habitants de Mekka contre l'autre ? Crois-tu que, parce tu as été celle qui décidait au temps de la mort noire, tu puisses oublier la modestie qui convient aux épouses et aux filles ? Demain, ici, la guerre sera le fruit de ta vanité. Voudrais-tu que je m'en réjouisse ?
Le cœur en feu devant la violence des paroles du hanif, Khadija voulut se détourner avec dédain. Mais elle ne put résister au besoin de répliquer :
— Ma modestie, cousin Waraqà, elle est tout entière entre les mains de mon époux. S'il en est un pour me comprendre et me juger, c'est lui. Ta sagesse, il me semble, ne va pas jusque-là.
Pour le reste de la matinée, Khadija demeura troublée et comme brûlée par les paroles de Waraqà.
Assurément, les derniers mots qu'elle avait laissé échapper allaient contraindre le hanif à s'adresser à Muhammad. Et il se pouvait que Muhammad ne soit pas indifférent aux arguments de Waraqà. Depuis que le vieux sage avait confié le contenu de ses rouleaux de mémoire à son époux, Khadija avait pu plus d'une fois mesurer combien son influence sur Muhammad était grande.
Mais avait-il raison ? Et elle, avait-elle eu tort de s'opposer si durement à Abu Sofyan ?
Non, elle ne pouvait le croire. Trop longtemps elle avait composé avec l'arrogance et l'hypocrisie du cousin Al Çakhr. Durant des années elle avait montré une échine souple devant l'insolence et la médiocrité de ses compagnons. Ce temps était fini. Les épreuves de Mekka avaient érodé sa patience et son indulgence.
En outre, le jugement de Waraqà était entaché de sa détestation des femmes qui ne se comportaient pas selon son goût. Pendant longtemps, Waraqà avait désapprouvé qu'elle reste sans époux. À présent, il s'irritait de ce que, mariée, elle demeure une femme qui s'exprime, pense et décide. Qu'elle reste la saïda bint Khowaylid et ne se contente pas d'être soumise à Muhammad ibn `Abdallâh.
Ainsi se rassurait-elle face aux reproches de Waraqà pour, l'instant d'après, douter à nouveau. Ce qui n'échappa pas à la cousine Muhavija.
Ayant assisté à la dispute publique devant la Ka'bâ, Muhavija était accourue chez Khadija. Arrivée dans la cour, elle n'avait osé interrompre ce qu'elle devinait être les remontrances du hanif. Elle rejoignit Khadija dans sa chambre, où celle-ci ôtait sa tunique couverte de boue. En silence, elle l'aida à choisir une robe propre. Tout en levant les bras pour passer le vêtement, Khadija s'exclama :
— Ne me regarde pas toute nue ! Je suis vieille et laide, maintenant.
La cousine Muhavija eut un rire joyeux.
— Tu as dix ans de moins que moi, et j'aimerais beaucoup avoir aujourd'hui ton corps si laid.
Khadija ajusta sa tunique sans répondre ni croiser le regard de Muhavija. La cousine
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