Khadija
tant d'années, des milliers d'hommes et de femmes avaient tourné et tourné pour s'en remettre à la volonté des dieux, il ne restait qu'une étendue de fange et de ruines, briques à demi dissoutes, conglomérat de pierres et de bois brisé. Entre les amas d'idoles s'étaient creusées des rigoles où coulaient des ruisseaux d'eau trouble.
Au cœur de ce chaos, le pire était à voir. Les murs sacrés de la Ka'bâ s'étaient effondrés sous la force du bouillonnement qui jaillissait de la source Zamzam. Le ruissellement avait emporté les dalles de basalte où reposait la construction de bois qui soutenait la statue d'Hobal. L'effigie du dieu avait basculé, face contre terre, comme si une force mystérieuse l'avait précipitée loin de son piédestal, rompant ses colliers de cornaline et dispersant ses perles. Dans sa chute, l'idole avait éventré l'angle est de la maison sacrée.
Les cris et les gémissements résonnèrent sur l'esplanade en ruine. Plus d'un tremblait de la tête aux pieds, la gorge nouée par l'effroi devant le désastre qu'il contemplait.
Brusquement, le seigneur Abu Sofyan s'écarta de ceux de son clan. Il souleva les pans de son manteau et plongea ses sandales dans la boue. Pataugeant, il franchit les amas de pierre que charriait une boue liquide et s'approcha des vestiges de la Ka'bâ. Après quoi il s'inclina devant la statue abattue d'Hobal.
Tous retinrent leur souffle. Abu Sofyan se redressa, replia les pans de son manteau sur son épaule, offrant aux regards l'ivoire incrusté de cornaline du manche de sa dague bénie par le dieu de Mekka. Une arme à large lame dont l'étui de cuir rehaussé d'or et d'argent barrait son torse. Derrière lui, la source sacrée produisait un son étrangement léger, presque joyeux.
Abu Sofyan s'en approcha. Répétant le geste rituel des pèlerins, il cueillit dans sa paume un peu d'eau et s'en mouilla le front et les lèvres. Puis il se redressa, et ses yeux soulignés de khôl parcoururent la foule.
— Gens de Mekka ! s'exclama-t-il d'une voix sonore. Je lis la crainte sur vos visages. Vous voyez la statue d'Hobal renversée, la Pierre Noire dans la boue, notre très sainte Ka'bâ en ruine, et la peur vous agrippe le ventre. Vous vous demandez : quel mal frappe encore Mekka ? Moi, Abu Sofyan al Çakhr, je vous réponds : aucun. Bien au contraire.
Esquissant un sourire, il s'interrompit pour juger l'effet de ses paroles. Il pointa du doigt la source ruisselant à ses pieds.
— Le très saint Hobal a envoyé l'eau de la vie à Mekka. Puissante et forte pour que la source Zamzam nourrisse un wadi éternel. Si puissante qu'elle bouscule nos murs et nos maisons. Les constructions des hommes ne sont pas les constructions des dieux. Sous la paume des dieux, nous sommes des enfants. Et vous, alors que l'eau abreuve le désert sous nos pieds, vous vous lamentez ? Vous pleurez sur le drame de quelques briques fondues, de quelques tentes renversées et d'idoles à redresser ? Hobal sait ce qu'il fait. Il assure la vie de Mekka. La terre avait durci sous la canicule. Hobal la rend douce et souple.
Il leva une main bien haut.
— Vous voyez sa statue la face dans la boue et vous avez peur. Détrompez-vous : il se désaltère lui aussi à notre source sacrée, ainsi que les voyageurs se hâtent de traverser le Hedjaz et les collines arides du Kabsi pour se mouiller le front et les lèvres avec l'eau de Zamzam.
Abu Sofyan se tut, toisant la foule, en quête de signes d'approbation. Puis de la main droite il désigna le soleil d'hiver, chaud et paisible, qui déjà allongeait les ombres.
— Le grand Hobal a accompli son œuvre. Il nous rend le soleil. Demain, le sol de la Ka'bâ sera sec et ferme. L'amour du plus puissant peut être rude, comme peut l'être l'amour d'un père pour ses fils. Ce n'est pas la première fois. Questionnez les sages. Ils vous diront combien de fois nos murs ont cédé devant l'eau de Zamzam. Mais, moi, Abu Sofyan al Çakhr, je vous le dis : nous, les Al Çakhr, les Abd Manâf, les Banu Makhzum, les Abd Sham, nous relèverons les murs de la Ka'bâ. La Pierre Noire regagnera sa place, ainsi que le grand Hobal. Mekka brillera de nouveau dans le cœur des pèlerins. Ce soir, allumez les feux des offrandes. Que la crainte vous épargne. La main d'Hobal nous a caressé la nuque, l'orage est venu, l'orage est passé. La protection d'Hobal plane sur Mekka !
Soudain, la voix de Khadija jaillit. Pleine de
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