Khadija
geste le tapis contenant la Pierre Noire.
Sans fils
Après l'enterrement, Khadija comprit que les questions qui la hantaient taraudaient son époux autant qu'elle. « Pourquoi ? Pourquoi en ce jour-là ? Pourquoi à ce moment-là ? »
Mais, pour la première fois depuis leurs épousailles, un fossé les séparait. Il leur paraissait impossible d'accomplir l'un pour l'autre les gestes les plus simples. Muhammad évitait son corps, elle évitait le sien. Ils ne se regardaient pas. Ne se parlaient pas. Ne mangeaient pas ensemble sous le tamaris si la faim les prenait.
Ils étaient soudain éloignés en toutes choses, y compris en pensée.
La nuit, Khadija gardait les yeux grands ouverts sur l'obscurité. Elle revoyait ce jour néfaste depuis le premier instant. Le visage et le cri d'Abdonaï. Son visage à elle dans le manteau de Muhammad. Elle sentait sa paume sur sa nuque. Elle se revoyait courant vers sa maison, la main de Muhammad agrippée à la sienne.
En ce moment, ils se touchaient toujours. Et fortement. Ils se touchaient d'amour aussi intensément que dans le désir qui avait engendré Al Qasim. Ils le pouvaient pour quelques instants encore. Le vide du ciel, dans la resserre, ne leur était pas tombé dessus.
Le vide d'Al Qasim. Ce néant qui empêchait aussi Khadija de retourner à la Ka'bâ.
Zayd, à qui elle posa la question, lui apprit que Muhammad s'y rendait chaque jour pour surveiller le travail des hommes qui remontaient les murs du sanctuaire. Il s'y montrait comme à son ordinaire, mesuré mais inflexible.
— Le prochain bâtiment sera plus haut que le premier, et plus vaste, raconta Zayd. La porte d'entrée sera plus large. Et la Ka'bâ aura un toit qui protègera ses murs de la pluie. C'est ce que maître Muhammad a décidé.
— Suis-le, ne l'abandonne pas de la journée, demanda Khadija. Le soir, tu viendras me raconter ce qu'il a fait et ce qu'il a dit.
Zayd hésita, baissa les yeux. Il dégagea ses longs cheveux et, soudain, il baisa la main de sa saïda.
— Je sais que tu l'aimes. Le vide d'Al Qasim est entre mon époux et moi. Nous ne sommes pas encore capables de nous parler. Abu Sofyan sait que nous sommes à terre. C'est un serpent. Il attaque seulement quand on est à sa hauteur. Ne le laisse pas mordre ton maître.
Elle n'avait pas tort. Abu Sofyan ne fut pas long à cracher son venin.
Sept jours à peine après l'enterrement d'Al Qasim, alors qu'on entamait la construction du toit de la Ka'bâ, Abu Sofyan et les Banu Makhzum vinrent à la mâla pour protester.
— Un toit au-dessus de la tête d'Hobal ? Impossible ! Le puissant Hobal ne peut avoir que l'infinité des étoiles au-dessus de lui.
Muhammad ibn `Abdallâh leur répliqua sèchement :
— Un toit au-dessus des murs de la Ka'bâ, il en faut un. Qui veut que la pluie et les orages ruinent une fois de plus la maison sacrée ? Qui veut voir la Pierre Noire rouler de nouveau dans la boue ? Si ce toit ne convient pas à la statue d'Hobal, pourquoi la laisser au-dessus de la source Zamzam ? Elle ne s'y abreuve qu'en tombant ! Pourquoi ne pas la placer hors de la Ka'bâ, parmi les autres idoles ? Alors, Hobal aurait tout le ciel pour lui.
La voix de Muhammad était si dure, si pinçante, que certains Banu Makhzum tirèrent leur dague. La mâla résonna de vociférations, d'insultes. Muhammad considéra ce tumulte sans ciller ni desserrer les lèvres. Finalement, ce fut Abu Sofyan qui déposa les armes.
— Ibn `Abdallâh a raison. Notre Ka'bâ doit posséder un toit pour la protéger de l'eau des dieux. Pourquoi cela humilierait-il Hobal ? Dans les temples de Ghassan et de Sham, et même dans ceux de Ma'rib et de Saba, les toits recouvrent les idoles et les maintiennent dans l'ombre. Pourtant, elles y reçoivent les offrandes, et personne ne conteste leur puissance.
Mais ces paroles conciliantes destinées aux puissants n'étaient que boniment. À peine sorti de la mâla, Abu Sofyan se répandit dans la ville, répétant à qui voulait l'entendre :
— Laissons passer l'humeur de l'époux de la saïda bint Khowaylid. Qui voudrait être à la place de Muhammad ibn `Abdallâh, sans plus de fils pour que son nom survive ? Hobal lui a infligé cette punition alors qu'il tenait avec nous le tapis de la Pierre Noire. Maintenant, il voudrait ôter à notre dieu le firmament et les étoiles !
Le fidèle Zayd répéta ces paroles à Khadija. La saïda fut bouleversée. Mais comment lutter contre
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