Khadija
tunique, elle n'avait plus prononcé une parole.
Khadija en connaissait la raison, mais elle n'avait pas eu le courage de lui faire face. À plusieurs reprises elle avait pensé lui dire : « Tu n'y es pour rien. Ce qui a été accompli l'a été selon ma volonté. Cette Al Ozzâ d'albâtre, c'est à moi qu'Abu Sofyan l'a offerte. C'est moi qui ai voulu la briser. Ce fils, c'était le mien. J'ai choisi d'épouser Muhammad alors que j'étais déjà vieille, mais c'était mon désir. Si je n'ai pu lui donner un second fils, c'est ma faute. Et s'il ne t'a pas prise pour concubine, c'est parce qu'il a voulu tenir sa promesse de n'avoir pas d'autre couche que la mienne. J'étais trop heureuse et trop confiante. Pourtant, depuis ma première nuit avec Muhammad, je savais que ce qui arrive aujourd'hui pouvait arriver. Toi, tu n'es que la beauté que je ne lui ai pas laissé posséder. Ton innocence n'est pas à prouver. » Mais elle ne l'avait pas fait.
— Ne la laisse pas ainsi, insista Muhavija. Personne d'autre que toi ne peut lui redonner vie.
La cousine avait raison. Khadija sentit une onde de honte l'envahir. Mais que faire ? Elle fit remplir un gobelet de soupe légère et entra dans la chambre d'Ashemou. Celle qui avait été la plus belle femme de la maisonnée et peut-être bien de Mekka était laide à faire peur. Cheveux en désordre, tunique sale sur un corps si maigre qu'on ne savait comment il vivait encore, bras décharnés. Sur ses pommettes et ses genoux, la chair était si tendue qu'on pouvait craindre qu'elle ne se déchire. De son visage d'autrefois il ne restait de beau que la bouche, mais elle paraissait si grande qu'elle effrayait. À chaque respiration d'Ashemou, elle se retroussait sur ses dents telle la lippe d'un fauve à l'agonie.
Cette vision d'Ashemou de Loin horrifia Khadija. Le temps d'un éclair, toute l'ancienne gaîté et l'immense beauté de la jeune servante lui revint. Comme elle avait aimé la tenir dans ses bras ! Comme elle l'avait admirée et enviée. Et jalousée !
Les yeux immenses d'Ashemou maintenant la fixaient, dévorés de fièvre et de déraison. Des yeux ternes, sombres, voilés comme des pierres précieuses rabotées par le sable. Mais qui, par moments, semblaient la reconnaître, reprenant alors assez de vie pour se nouer aux siens.
Khadija s'avança. Elle s'agenouilla près de la couche d'Ashemou et fit doucement glisser sa tête effrayante sur ses cuisses. Elle s'inclina, baisa le front moite et gris. Elle baisa les yeux pour en fermer les paupières. Elle trempa ses doigts dans la soupe et en effleura les lèvres de la jeune fille. Celle-ci tressaillit mais ne rouvrit pas les yeux. Il fallut un peu de temps pour que la pointe de sa langue vienne cueillir la soupe. Quand ce fut fait, Khadija répéta son geste. Ashemou ouvrit la bouche et suça le doigt enduit de soupe de Khadija comme un petit animal.
Cela prit longtemps. Quand enfin Ashemou s'endormit, Khadija quitta la couche, endolorie par sa posture. Les ombres étaient déjà longues dans la cour. Waraqà se tenait assis sous le tamaris. Il l'observait en faisant tourner lentement sa canne.
Il ne dit rien.
Khadija s'approcha, s'assit sur un tabouret. Elle regarda ses mains, ce doigt qu'Ashemou venait de lécher pour revenir à la vie.
Elle serra le poing, l'enfouit dans les plis de sa tunique contre son ventre.
— J'ai quelque chose à te confier, cousin Waraqà.
D'un trait, elle raconta comment Abu Sofyan lui avait offert la statue d'albâtre d'Al Ozzâ et ce qu'elles en avaient fait, Ashemou et elle. Cela aussi prit du temps, et le crépuscule était là quand elle demanda :
— Pendant la mort noire, tu as dit à mon époux qu'Ibrahim, le père d'Ismâ'îl, avait brisé les idoles fabriquées par son père avant de venir ici et de trouver la source Zamzam. Tu as dit qu'il n'en avait reçu aucune punition des dieux. Pourquoi nous punissent-ils, mon époux et moi, et aujourd'hui Ashemou, pour ce que j'ai accompli ? Pourquoi ont-ils tué Al Qasim ?
Waraqà resta silencieux si longtemps que Khadija crut qu'il n'allait pas répondre. Sa canne continuait à tourner entre ses mains. Mais dans ses yeux, il y avait une chaleur que Khadija croyait ne jamais lui avoir vue. Où était-ce l'effet du dernier reflet du jour dans ses pupilles étroites ?
Non. Waraqà semblait bel et bien l'observer avec étonnement et tendresse. Lui, ce vieil acariâtre si imbu de son savoir ! Sans doute
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