Khadija
contre un morceau de brique. Ses yeux étaient grands ouverts. Sa bouche aussi, comme si un appel allait en sortir. Sur sa poitrine, le lin de sa tunique n'était qu'une flaque de sang. D'un rouge de nuit, elle s'étendait jusqu'à ses épaules en orbes plus clairs, dessinés comme des pétales.
Une pointe de fer conique, luisante de sang, parsemée de fragments de tissu déchiré, jaillissait du thorax de l'enfant.
Devant lui, recroquevillée dans un amas de gravats, de peaux puantes encore recouvertes de leur toison, les mains nouées autour de la main gauche du petit cadavre, Ashemou se tenait prostrée, le visage et la poitrine barbouillés du sang d'Al Qasim.
C'est seulement après avoir vu tout cela que Khadija leva les yeux. L'immensité du ciel bleu et vide lui tomba dessus : elle venait de comprendre que le toit de la resserre s'était effondré.
Ce qu'il s'était passé réellement, elle l'apprit plus tard, quand déjà son propre corps apprenait à n'être que douleur et larmes invisibles.
Dès l'aube, Al Qasim avait voulu accompagner Muhammad à la mâla puis à la grande procession sur la Ka'bâ.
Depuis longtemps, et malgré ses huit ans, Al Qasim avait montré un amour passionné pour son père. Ses gestes et ses paroles le comblaient de fierté.
Il avait sans peine deviné que ce jour n'était comme aucun autre. Il voulait voir son père charrier la sainte Pierre Noire. Il voulait l'admirer, puissant parmi les puissants. On lui avait refusé ce bonheur.
Les servantes d'abord, puis Ashemou, avaient dit non. Enfin Khadija elle-même :
— Non, tu ne peux pas, Al Qasim. Pas aujourd'hui. Ce n'est pas la place d'un enfant. Grandis, et bientôt tu pourras accompagner ton père. Sois patient.
Il y avait eu des pleurs, des cris, des hurlements. Muhammad lui-même avait tenu tête à son fils :
— Pas aujourd'hui. Ce n'est pas la place des enfants, c'est celle des vieux et des très vieux. Ta mère a raison : tu as tout le temps. Ton tour viendra.
— Je veux te voir quand tu porteras la Pierre Noire ! gémissait l'enfant.
— Calme-toi, fils. Ne crois pas que je la porterai seul. Je ne la porterai même pas. Je tiendrai simplement un coin de tapis. Ce soir, je te le promets, je te raconterai tout. Rien qu'à toi. Tous les détails, tu les connaîtras comme si tu les avais vus de tes propres yeux.
Muhammad avait posé une main sur la tête de son fils et lui avait baisé les tempes.
Al Qasim n'avait pas eu la patience d'attendre. Quand le son grave des trompes avait vibré dans l'air transparent de Mekka, annonçant le début de la cérémonie sur l'esplanade de la Ka'bâ, il était déjà sur les toits. De là-haut, il voyait un peu du bas de la cité. Pas suffisamment. Il avait alors couru d'un toit à l'autre, bondissant par-dessus les murets qui séparaient les chambres.
Les servantes et Ashemou avaient d'abord tenté de le retenir. Mais l'obstination d'Al Qasim les avait attendries et amusées. Courir sur ces toits où l'on allait si souvent faire sécher du linge ou l'alfalfa ne représentait sûrement pas un grand risque. Et puis le fils de la saïda était agile comme un singe... Elles lui avaient recommandé la prudence et l'avaient laissé goûter au plaisir d'entrevoir son père.
Al Qasim s'était finalement immobilisé au-dessus de cette resserre qui avait été la chambre d'Ashemou. Depuis que celle-ci s'était installée dans l'ancienne chambre de Barrira, Abdonaï en avait fait l'atelier des cuirs. On y fabriquait des brides, des gourdes, des sacs, des selles, des sandales et des étuis. Tout ce que des mains adroites pouvaient obtenir en travaillant et cousant les peaux. Le toit de cette resserre, plus voûté que les autres, avait donné à Al Qasim un peu plus de hauteur pour scruter la multitude amassée autour de la Ka'bâ.
Sans doute pas encore assez à son goût. L'enfant s'était mis à sauter sur place, cherchant à apercevoir le manteau de son père dans ce qu'il devinait, là-bas, de la foule.
Ce n'était qu'un enfant. Il ne pesait pas lourd. Pourtant, d'un seul coup, dans un grondement sourd, le toit gorgé d'humidité avait cédé.
Les servantes avaient entendu son cri de surprise puis la terrible plainte lorsque la pointe de fer qui servait à percer les peaux pour le laçage lui avait troué la poitrine.
Ensuite, ce fut leurs cris à elles qui résonnèrent dans la cour.
Muhammad et Abdonaï retirèrent la pointe de fer du corps d'Al Qasim et
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