Khadija
Salîh. »
La jalousie lui perçait la poitrine. Il était si facile de les imaginer, ces deux-là, s'aimant nuit après nuit dans le désert. Sous les tentes, sous la lune, et même, qui sait, dans les maisons des villes de commerce, Al Aqaba, Mzipe, Ammân...
« Son corps et pas son cœur, avait dit Kawla. Les mois ne créent pas l'amour quand il n'est pas né au premier jour. »
Quelle arrogance ! Quelle naïveté ! Un bavardage d'innocente qui ignore tout des hommes. Bien sûr que le temps accroissait le désir. Et le désir transformait la tendresse en amour. Voilà ce que la vie enseignait.
Debout dans la cour, à l'écart du tamaris afin de mieux voir le fond insondable du ciel et la lune qui ne maigrissait pas, Khadija gémissait. Pour étouffer sa plainte, elle serrait les dents à s'en faire mal.
Une fois encore, Barrira sut accomplir un prodige. Elle mit toute la maisonnée au travail. N'allait-on pas recevoir quantité de biens venus de Sham ? Les resserres, les puits, les paniers, les nattes, les jarres, tout devait être examiné, vidé, nettoyé, préparé pour recevoir les bâts et les charges nouvelles. Les marchandises les plus précieuses seraient placées dans des coffres à la maison.
Puis soudain, elle se posa sur un tabouret devant Khadija.
— La maison tout entière doit devenir celle d'une nouvelle vie, déclara-t-elle. Prendre un époux n'est pas seulement recevoir un homme dans sa couche. Les murs de la maison aussi doivent proclamer la jeunesse et les promesses d'un nouvel amour.
Khadija protesta. D'épousailles, il n'y en avait pas encore, et seuls les dieux savaient s'il y en aurait un jour. À vouloir aller trop vite, Barrira allait attirer leurs mauvaises ondes.
Mais Barrira tint bon. Les dieux n'étaient pas dans les murs, objecta-t-elle, seulement la crasse et la poussière. Pas davantage qu'ils n'étaient dans les vieilles nattes, au contraire des moisissures et d'on ne savait quelles horreurs puantes.
Khadija grimaça, puis céda, n'ayant goût à une dispute.
Un grand feu consuma les vieilles nattes. On apporta des bottes de jonc et des feuilles d'alfalfa pour en tresser des nouvelles. Les navettes des métiers à tisser claquèrent en cadence, déroulant des lés immaculés de toile de laine presque transparente.
De son côté, sans attendre, Abdonaï, recruta ce qu'il fallait de bras pour réparer, remonter et chauler les murs, à l'intérieur comme à l'extérieur. Un bitume neuf enduisit les terrasses. Les socles des autels d'Hobal et d'Al'lat furent restaurés, celui d'Hobal décoré d'une épaisse couche de peinture couleur corail.
La maison devint une fourmilière. Un brouhaha et un va-et-vient ininterrompus. Le vacarme des travaux, les rires et les disputes s'apaisaient à peine au crépuscule et reprenaient à l'aube. Les voix d'Abdonaï et de Barrira résonnaient, mordantes de fougue et de remontrances. Quand le Perse cessait d'admonester les ouvriers pour qu'ils achèvent leur ouvrage à temps, il courait à l'autre bout de la cité pour surveiller la préparation des entrepôts et des enclos, tandis que Barrira houspillait les servantes.
Le soir, quand la flamme des lampes réduisait le monde à un halo doré et paisible, l'un comme l'autre pressaient Khadija de tenir son rôle. Ne devait-elle pas s'entendre avec Abu Talib, avec les hommes du clan d'Al Sa'ib et d'Abu Nurbel pour déjà prévoir la vente des biens que rapporterait la caravane ? Ne devait-elle pas répandre la nouvelle et faire miroiter de bonnes affaires auprès des émissaires des marchands d'Afrique ? Des hommes avides de commerce, indifférents aux luttes des clans de Mekka et ayant toujours des navires en attente de cargaison à Djedda ?
Si bien que les journées de Khadija redevinrent ce qu'elles devaient être. Si lourdes d'agitation et de responsabilités qu'elle cessait de songer au visage de Muhammad ibn `Abdallâh, à sa voix et à son regard. Si épuisantes que, la nuit venue, elle supportait le silence et le tourment de l'attente sans se précipiter dans la cour pour mesurer l'état de la lune.
Si bien qu'elle sursauta lorsque, au cœur d'un après-midi, la grosse porte de la maison ravivée d'un bleu lumineux s'ouvrit brusquement dans un grincement. Abdonaï apparut, les dents éclatantes sous le sourire. Derrière lui venait un homme enveloppé d'un grand manteau ocre de caravanier.
Plus tard, Muhammad lui confierait ce qu'il avait vu d'elle à cet
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