Khadija
autour de lui, dévorés de curiosité. Sur tous les visages, entre toutes les phrases marmonnées, revenait la même impatience : savoir ce que Khadija bint Khowaylid, qui l'avait fait asseoir et entretenu si longtemps, avait de si important, de si secret, à lui confier.
Entrouvrant à peine ses lèvres sèches, Abu Talib répondait par des mots vagues. Il trempait son pain dans son ragoût, l'imbibait du jus de poule noire jusqu'à ce qu'il devienne une pâte douce à ses gencives édentées. Après quoi, il s'en gonflait les joues. Mâchait et remâchait, si bien qu'il ne lui sortait plus que des sons incompréhensibles de la bouche.
Cela dura le temps nécessaire, puis, avec l'empressement des hommes importants, il abandonna son écuelle dans les mains d'une servante, traversa la cour, franchit la porte bleue dans un flottement de caftan, et disparut dans la ruelle.
Barrira avait vu ce qu'elle désirait voir. Ce que la bouche d'Abu Talib n'avait pas dit, ses yeux et sa démarche sautillante le dévoilaient. Ses pas avaient la légèreté d'un homme qui venait de conclure une belle affaire. En vérité, Barrira n'était pas la seule à deviner cette jubilation. Mais ce qu'était cette affaire, les curieux de la cour auraient été bien stupéfaits de l'apprendre.
Quand enfin le dernier invité partit et qu'Abdonaï ordonna la fermeture de la porte, Khadija quitta son siège sous le tamaris. Ce que chacun remarqua alors, en un clin d'œil, c'est qu'elle le faisait sans entrain et tout à l'opposé de la légèreté d'Abu Talib. Barrira se précipita.
— Khadjiî... Qu'y a-t-il ? Cette vieille chouette d'Abu Talib ne le veut pas ?
— Bien sûr qu'il le veut, la rabroua Khadija. Même si je lui demandais de mâcher du pain sec, il accepterait.
Elle lui tourna le dos, et ce fut tout. Jusqu'au surlendemain, Khadija demeura silencieuse dans sa chambre. Barrira ne put obtenir d'elle le moindre mot.
L'impatience du retour de la caravane, de cet instant si prodigieux, ou peut-être si effroyable, où Muhammad serait devant elle la tourmentait et rendait chaque jour à attendre plus insupportable. Il semblait qu'Al'lat avait décidé de ralentir le temps. Cette journée endurée à sourire sans fin, à écouter la répétition mécanique et sournoise des vœux de ses invités, avait été un supplice.
Que l'oncle de Muhammad se laisse aisément convaincre des bienfaits d'une alliance et de tout ce que le mariage pouvait apporter à leurs clans respectifs, Khadija en était convaincue d'avance. Depuis longtemps elle savait manœuvrer les hommes comme Abu Talib. Souvent, elle en avait tiré plaisir et fierté. Aujourd'hui, alors que les doutes les plus terribles lui tordaient le cœur, la soumission d'Abu Talib ne lui apportait pas le moindre réconfort.
Avec quelle aisance elle avait dit : « Tu le voudras si lui le veut. Comme un homme doit désirer son épouse. Pas comme un lézard fuit la pierre entre les pierres. »
Mensonge ! Comme elle aurait voulu être cette femme tranchante ! Sûre d'elle ! Ou disparaître afin que le refus de Muhammad, l'indifférence de Muhammad, la honte ne l'atteignent pas !
Oh, pourquoi avait-elle laissé couler cette folie d'amour dans son cœur ?
À Ta'if, bercée par les rêves de la désinvolte cousine Muhavija, tout paraissait possible, simple, beau. Aimer Muhammad, lui offrir la grandeur, le protéger du venin d'Al Çakhr étaient une évidence.
Ici, à Mekka, tout semblait lourd, retors.
Qu'était-elle d'autre pour Muhammad ibn `Abdallâh qu'une vieille patronne lui donnant sa chance de commercer à Sham ?
D'où lui venait cette arrogance de se croire assez forte pour s'opposer à la haine farouche du puissant Abu Sofyan ?
Peut-être ce jeune Muhammad accepterait-il sa proposition. Mais comme son oncle. En homme roublard. Dans l'espoir de réaliser une bonne affaire. Pour devenir riche. N'éprouvant, devant elle nue, en guise d'amour et de désir, que pitié et mépris. Voilà ce qu'elle allait faire de Muhammad : un menteur, un être dégoûté, un homme souillé par le désir qu'avait de lui une vieille veuve, jusqu'à la déraison.
Depuis la mort de son époux Âmmar, jamais Khadija ne s'était sentie aussi désemparée. Quand enfin elle se retrouva devant sa cousine, elle ne put rien lui cacher. Une fois encore, Muhavija sut faire preuve de calme et montra sa grande expérience.
Elle sécha les yeux de Khadija avec un linge fin, tira un pinceau
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