Khadija
qu'une fois encore le hanif voulait l'exclure de son savoir ! Elle referma les mains sur son ventre rebondi, toisa le vieux sage avec toute l'insolence dont elle était capable.
— Ce que tu as à dire, cousin Waraqà, mon esclave Zayd peut l'entendre, mais moi, sa maîtresse, je ne le peux pas ?
— Les femmes ne sont pas nées pour entendre ce que les hommes peuvent entendre. Il est dit quelque part dans ces rouleaux que l'homme sait bâtir des cités et la femme les détruire.
Furieuse, Khadija ne se laissa pourtant pas démonter.
— Je suis certes moins savante que toi, hanif. J'ai cependant entendu parler de reines qui ont bâti des empires. La reine de Saba, Zénobie...
Waraqà ouvrit de grands yeux étonnés, cherchant une réplique. Khadija ne lui en laissa pas l'occasion.
— Ce que tu as à dire à mon époux Muhammad, il ne reste plus beaucoup d'hommes pour l'entendre, cousin Waraqà. Comment le pourraient-ils ? Ils ont fui comme des poules devant un lynx. Et toi, si tu es ici, avec tous tes rouleaux et tes doigts sans tache, c'est parce que tes servantes ont porté tes coffres et t'épargnent les durs travaux.
— La tradition le veut ainsi : seuls ceux de la mâla peuvent entendre ce que j'ai à dire.
— La tradition, où est-elle sous nos tentes ? Où est-elle dans Mekka dévorée par la maladie ? Tu veux parler à ceux de la mâla, mais plus un homme ne s'assoit sur les gradins de l'assemblée. Ce qui se décide se décide sous la grande tente de la saïda Khadija. Quand tu as dit qu'il ne fallait pas rester dans les cours et les maisons, nous t'avons tous écouté. Quand tu veux nous enseigner comment nous protéger, tu parles aux hommes et aux femmes. Mais à présent il te faut les oreilles d'un homme pour entendre ce savoir ? Que peux-tu nous apprendre d'autre, hanif, que le chemin de la vie de demain ? Et cette vie de demain, dans la Mekka d'aujourd'hui, qui d'autre que nous la portons ?
En parlant, Khadija avait tiré le tissu de sa tunique sur son ventre, le serrant doucement entre ses paumes. Un rayon qui pénétra par l'entrée de la tente effleura le visage maigre du hanif.
— Tu te trompes du tout au tout ! s'exclama-t-il. Ton orgueil t'aveugle, saïda bint Khowaylid. Malgré tous tes mots et tes ruses, tu te trompes. Ce que j'ai à apprendre à ton époux, ce n'est pas la vie de demain, s'il en vient une, mais celle du passé.
Muhammad s'avança pour prendre la main de Khadija. Il la fit asseoir sur l'un des vieux coussins et prit place à son côté, face à Waraqà. De sa voix qui savait être aussi humble que douce, il déclara :
— Hanif, tu le sais, ce que je suis aujourd'hui, je le dois à Khadija bint Khowaylid, mon épouse. Si tu me penses capable de t'écouter, c'est aussi à elle que tu le dois. Ce que je peux entendre et apprendre, mon épouse doit l'entendre et l'apprendre en même temps que moi.
Il y eut un silence. Le regard du hanif glissa vers Khadija. Tous deux paraissaient traversés par la même surprise. Le ton de Muhammad ibn `Abdallâh semblait nouveau. Respectueux et apaisant, mais ne laissant place à aucune discussion. Cette capacité à s'imposer, lui, Waraqà bint Assad, l'avait depuis longtemps devinée, et elle le poussait maintenant à se confier.
Fermant les paupières, comme pour se recueillir, il demanda :
— Sais-tu comment la Pierre Noire de la Ka'bâ est devenue la Pierre Noire d'Hobal, et Hobal le dieu de Mekka, Muhammad ibn `Abdallâh ?
— Je sais ce que tout le monde sait, répondit Muhammad, étonné.
— Alors tu ne sais rien. Mieux vaut commencer par le début.
L'histoire de la Pierre Noire
— Voilà ce qui a été, commença le hanif Waraqà.
Ce qui se racontait partout dans le Hedjaz, et plus loin encore, et que tout le monde croyait être une certitude, c'était que la Pierre Noire était un jour tombée du ciel comme une étoile. Elle s'était enfoncée dans cette poussière de terre entre les collines de Safâ et de Marwa, là où la sainte Ka'bâ avait été entretenue génération après génération. Elle avait apporté prospérité et puissance à Mekka. Et ce prodige, rapportait-on, était l'œuvre et la volonté du dieu Hobal. Donc, depuis la nuit des temps, disait-on, on révérait le grand Hobal. On venait de loin pour le couvrir d'offrandes et tourner autour de la Pierre Noire. On le craignait comme on doit craindre un dieu qui tient sous sa paume les maisonnées d'une
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