Khadija
Ozzâ.
« — Non ! Je dois le faire moi-même. »
Elles se turent sans se quitter des yeux. Puis, montrant une fois encore qu'elle se tenait prête pour ce moment depuis longtemps, Ashemou souffla :
« Attendons la deuxième partie de la nuit. Nous chargerons la statue sur le bât d'une mule. Elle est trop lourde pour que nous puissions la porter suffisamment loin, surtout toi, maîtresse, avec ton ventre déjà plein. »
Khadija approuva, poursuivant :
« Enveloppons-la d'une tunique. Nous, nous nous draperons dans nos manteaux. Si l'on nous voit, on croira que nous allons enterrer quelqu'un de la maisonnée. Personne n'osera s'approcher de nous. »
Elles se comprenaient en silence, maintenant. Pour le reste de ce qu'elles avaient à faire, elles n'eurent guère besoin de se parler.
Khadija décida de l'endroit et conduisit la mule au-delà des puits du Nord, sur la route d'Arafa. Là, en contrebas, serpentait un éboulis de basalte. L'endroit était dangereux. Souvent, du petit bétail égaré y culbutait et y disparaissait dans des chutes mortelles. Les Bédouins eux-mêmes n'osaient y abandonner leurs carcasses aux fauves et aux rapaces.
Quand elles eurent ôté la statue du bât et l'eurent dépouillée du linge qui la recouvrait, elles la déposèrent, non sans peine, sur une grosse roche au-dessus de la pente. Il ne restait plus qu'à la pousser.
Khadija retint son geste.
La lune n'était pleine qu'à demi, mais son rayonnement traversa la statue. La pâleur verte de l'albâtre s'illumina. Le torse d'Al Ozzâ apparut d'une grande beauté. Le doute serra de nouveau la gorge de Khadija. S'il existait une femme qui possédait une aussi belle poitrine que cette statue, c'était bien l'esclave Ashemou bint Shir al Dhat, dite Ashemou de Loin.
Soudain, Khadija eut cette pensée terrible, la certitude qu'Ashemou mentait. Ashemou était une servante d'Al Ozzâ. Elle connaissait son pouvoir. Pourtant, elle se sacrifiait pour que la maisonnée de Khadija bint Khowaylid soit épargnée. La vengeance d'Al Ozzâ allait s'abattre sur elle.
Elle s'écria :
« Va-t'en ! Va-t'en, Ashemou ! Tu ne dois pas à être là. Retourne dans notre cour. J'attendrai que tu sois loin. Si Al Ozzâ veut frapper, elle saura que ce n'est pas toi qui as brisé sa figure de pierre. »
Ashemou saisit les mains de Khadija pour les porter à ses lèvres.
« Non. Où tu iras, j'irai. Ce que tu fais, je le ferai. Chaque jour depuis ce premier jour où tu m'as prise dans ta maison, tu me donnes la vie. Je suis à toi, saïda bint Khowaylid ! »
Khadija arracha ses mains de celles d'Ashemou et ordonna :
« Va-t'en ! »
Mais Ashemou bondit vers l'éboulis. Des deux mains elle poussa la statue. Khadija cria. Déjà le corps de pierre basculait, rebondissait, éclatait en une pluie d'albâtre. La nuit résonna d'un cliquetis clair, presque joyeux et curieusement liquide.
Puis le silence retomba. Ashemou et Khadija s'agrippèrent l'une à l'autre, tremblantes. Les battements de leurs cœurs étaient si violents qu'il leur sembla que leurs poitrines ne faisait qu'une, que leurs deux cœurs battaient en cadence d'une même vie.
Le silence, rien de plus.
Ashemou chuchota :
« Tu vois, saïda... »
Khadija lui ferma la bouche de sa paume. Elles restèrent un long moment ainsi. Guettant encore mais n'entendant que les mâchonnements de la mule et le frottement de ses sabots.
Elles revinrent dans la demeure de Khadija sans prononcer une parole. Et dans les jours suivants, pas une seule fois elles n'en parlèrent. Redoutant secrètement un signe d'Al Ozzâ. Craintives. Et quand Abu Sofyan, Abu Talib et tous les autres décidèrent, trois jours plus tard, de quitter Mekka, Khadija ne put s'empêcher de se demander si c'était là la vengeance d'Al Ozzâ.
Dans les yeux d'Ashemou, elle lut une réponse. « Non. Non, ce sont seulement des lâches qui fuient. »
Mais qu'en savait-elle, elle, simple mortelle ?
À présent, sous la tente, sa cuisse brûlante contre la hanche de son époux, Khadija ne savait toujours pas. Avait-elle purifié sa maison en détruisant cette femme de pierre ? Avait-elle attisé le désir de vengeance d'Al Ozzâ ? La déesse allait-elle s'en prendre à Ashemou ? Ou tout cela se réduisait-il au silence pesant sur l'éboulis de la route d'Arafa ?
Comme le disait le hanif Waraqà : « La volonté des dieux n'est qu'une énigme dont nous ne savons pas déchiffrer les
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