Kommandos de femmes
courage : Noël ici, bien sûr, mais il doit être fait d’espoir et non de désespoir. C’est le dernier Noël de séparation, bientôt nous retournerons chez nous.
Au début quand on parle de « fêter Noël » on se heurte au refus : « Non, ne nous parlez plus de Noël, nous ne sortirons jamais de cet enfer, nous y resterons toutes…»
Les plus jeunes – elles sont nombreuses nos filles de France à ne pas avoir vingt ans ou à les avoir fêtés depuis leur arrestation – sont les premières à réagir : « Mais oui, bien sûr, nous fêterons Noël ici ! » et les plus âgées ont vite suivi.
Un comité des fêtes est constitué, le programme est élaboré. Les tâches sont réparties ; il y a de l’occupation pour toutes celles qui sont valides.
Et chaque soir après le dernier appel, bien que les membres soient endoloris, que les estomacs crient famine, la troupe descend en tapinois dans les caves pour répéter la pièce, apprendre le pas de danse ou les chansons. C’est que nous voyons grand pour notre fête : des ballets, une chorale et du théâtre.
Pendant les appels glacials et le soir, au retour de l’usine, on parle de nouveau de Noël. Dans les yeux, la petite flamme d’espérance s’est remise à briller.
Pour que bien ou mal passe
Faisons ensemble un réveillon
Tout n’est qu’une imagination
Mais qu’importe. L’oie est si grasse !
Et en fait de pudding exquis
Que l’une de vous nous déclame
Une recette de Betty
Car disons-le gaiement mesdames
Nous fêterons Noël ici !
Mais oui, bien sûr, nous fêterons Noël ici, mais au printemps, au printemps…
Le block s’est transformé en une véritable ruche. Voici ce qu’écrivait, dans le petit journal clandestin des Françaises civ , Odette Dugué, dont l’activité inlassable, la bonne humeur et la gentillesse étaient fort appréciées : « Toutes les mains agiles bâtissent, rognent, ajoutent une culotte « maison » à une veste de travail pour reproduire un costume du siècle. Une robe de marquise git à côté d’un pantalon de paysan en attendant la dernière retouche. « La kammer » ne reconnaîtra plus tout à l’heure ses ignobles oripeaux. Les décoratrices disposent des fleurs de papier sur des couvertures qui serviront de décor, et bientôt on voit grimper un joli rosier entre deux magnifiques portes arrondies à l’orientale. Elles font des prodiges, ces mains de fée ! Et avec quel matériel ! Il est pourtant réduit à sa plus simple expression, aussi il y a bien quelques petites explosions de colère, mais ça ne dure pas longtemps. La bonne volonté, la bonne humeur reprennent le dessus et on continue jusqu’à la réussite. »
Noël est là ! Une immense cave servant d’abri antiaérien est transformée en salle de spectacle. La scène est installée sur des tables assemblées par des cordes. Une seule catégorie de places : le parterre.
En plus des quatre cents Françaises et des Belges que nous comptions alors, des centaines de femmes de toutes nationalités sont assises par terre, encastrées les unes dans les autres : il ne reste pas un seul centimètre carré de sol libre et il est très difficile à notre service d’ordre improvisé de refouler le torrent de femmes qui se pressent aux portes. C’est qu’au camp – dont la population atteint à cette époque quelque quatorze mille déportées – tout le monde parle de Noël des Françaises et chacune veut le voir.
Rendant compte de la fête, Odette écrivait ce jour même : « Le cri « En scène ! » retentit et le rideau se lève. C’est un cri d’admiration, un tonnerre d’applaudissements pour chacun des ballets de « l’amour à travers les âges ». Notre chanteuse nationale est vivement rappelée, le chœur est apprécié. On crie de tous les coins de la salle : « Bis, bis ! » et toutes reviennent s’exécuter avec grâce et talent. Après l’entracte, les deux actes du « Don Juan » de Molière, sont enlevés avec brio et si le grand auteur avait pu rouvrir les yeux, il aurait été bien ému de voir que sa pièce se jouait ce jour-là dans la cave d’un camp de concentration… Que d’ingéniosité, quelle somme d’imagination et de travail nous avons fournis pour ce Noël, quelle leçon de courage et de camaraderie. Mais aussi quel triomphe d’avoir pu faire renaître sur les visages émaciés et pâlots le sourire, sourire de la vie qui triomphera de la grimace des
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