Kommandos de femmes
pleuré. À midi, retour au kommando où une soupe nous attendait. Elle était la bienvenue comme vous devez le penser. Je n’avais rien eu depuis le café de l’avant-veille. Après ce frugal repas : déchargement de wagons de charpentes de bois. Là encore, cruauté allemande : on avait choisi un ancien de la guerre 14-18 qui se disait parler français pour m’annoncer ma condamnation : « Forçat, travaux forcés, toujours, plus jamais revoir France, Arbeit pour le grand Reich. » Pendant un mois je fus condamnée aux plus durs travaux : dans les carrières de sable, déchargement des wagons, etc. À la fin d’août, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Si ce régime s’était prolongé, je ne serais pas rentrée. Heureusement il est arrivé l’ordre de remplacer toutes les femmes de ce kommando de « travailleurs de force » par des déportés hommes. Quelle joie pour moi de quitter ce lieu maudit. Notre petit groupe a rejoint le kommando de Halle près de Leipzig. Les camarades retrouvées ne m’ont pas reconnue tant j’avais maigri et vieilli.
— Mais (à Schlieben) cix , l’affaire laissa dans notre existence des traces profondes, ineffaçables. L’unité du groupe des Françaises était brisée. Celle dont le manque de conscience avait déclenché le drame garda une coterie groupée autour d’elle : tout le monde n’est pas tenu d’avoir le sens aigu de l’honnêteté morale. Mais pour beaucoup, cette faillite d’un jour, qu’aucun geste ne vint réparer, détruisit toute possibilité d’estime et de confiance. Les prisonniers dont le seul réconfort, en d’autres camps, fut cette camaraderie spirituelle totale qui formait bloc vis-à-vis des Allemands, peuvent mesurer ce qui nous manqua à Schlieben.
— L’affaire ne tarda pas à s’envenimer. Le directeur de l’usine commença à son tour de s’intéresser aux Françaises. Quand les Gitanes, qui mouraient trop vite, furent envoyées à Altenburg en Thuringe et remplacées par des Juifs allemands et polonais, on créa pour les Françaises une cartoucherie : c’était là, vraiment, du travail pour femmes, infiniment moins pénible que tout ce que nous avions fait jusque-là. C’est à ce moment que nous fûmes rattachées à Buchenwald. Mais le patron nous porta bientôt un intérêt plus strictement personnel. Celle qui fut l’objet de ses attentions sut garder une dignité parfaite et eut sur lui une influence modératrice certaine. Mais les apparences pouvaient être interprétées à son détriment et les insinuations malveillantes allaient leur train. Le plus lamentable, c’est que les mêmes femmes qui déchiraient leur camarade par en dessous acceptaient sans vergogne les faveurs que le maître était obligé de multiplier par quatre-vingts, faute de pouvoir les faire accepter à une seule. Bientôt nous ne travaillâmes plus que huit heures, l’on s’occupa d’améliorer notre lamentable pitance, on nous fit ravoir des bas, des vêtements.
— Bien entendu, cette bienveillance nous valut de la part des S.S. un renouveau d’hostilité. Une révolution de palais avait porté au pouvoir une nouvelle « Oberaufseherin », blonde à ravir, qui faisait marcher le commandant et le camp tout entier au gré de ses fantaisies. La Blonde (car nous n’avions pu trouver de surnom qui incarnât à la fois sa beauté, sa cruauté, son ambition et sa bêtise), la Blonde donc déclara aux Françaises une guerre acharnée. Mais, comme par ailleurs son gouvernement était suffisamment irrégulier, l’usine pouvait jouer contre elle la carte Buchenwald : si bizarre que cela puisse sembler, le commandant de Buchenwald, lors de ses passages occasionnels, nous apparaissait comme un dieu justicier qui remettait un peu de légalité dans les désordres du camp.
— Dans la nuit du 11 au 12 octobre, le commandant étant absent, une bombe fut posée dans l’endroit le plus dangereux de l’usine et toute l’entreprise sauta. L’équipe féminine de nuit s’en tira avec quelques blessures légères, mais du côté des hommes le nombre des victimes fut très élevé. Les prisonniers, affolés, enfoncèrent la porte du camp et se répandirent dans la campagne. Les gendarmes ramassèrent ce qu’ils purent ; nous étions entassées dans une salle de cinéma quand les avions anglais, attirés par le brasier, achevèrent le travail par une douzaine de bombes. Le lendemain, l’usine-sœur d’Altenburg sautait à
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