La belle époque
par Pierre Grondin entrait à son tour, le frère enseignant les dévisagea un moment avant de demander:
— Vous avez fait quelque chose à ce garçon ?
— Non, mon frère, répondit l'un d'eux d'une petite voix docile. S'il prétend autre chose, il ment. Demandez à mes camarades.
— Il ment, mon frère, affirmèrent les autres en chœur.
— Allez, allez, sinon vous serez en retard dans vos classes.
Dans l'escalier, les trois grands écoliers passèrent devant
Mathieu en le bousculant contre le mur. Le meneur murmura entre ses dents :
— Si tu nous apportes des ennuis avec les frères, fillette, tu vas le payer cher.
Depuis un mois, ce scénario se répétait avec une cruelle régularité, presque tous les matins. Le garçon retrouva sa classe de sixième année, la seconde du cours modèle, la peur au ventre. Déjà, ses résultats scolaires se révélaient décevants. Derrière la petite table de bois partagée avec un gamin de son âge, plutôt que d'écouter la leçon, il songeait avec frayeur à la récréation prochaine, au trajet pour aller manger à la maison, et surtout au retour, un peu après quatre heures. Tous ces moments s'avéraient propices aux railleries, aux bousculades.
Le pire, dans cette situation, était l'effet d'entraînement. De trois, les tortionnaires pouvaient bien se multiplier par dix. Aucun plaisir ne semblait être plus grand, chez un troupeau d'enfants confiés à des adultes indifférents - une caractéristique propre aux enseignants -, que de trouver un souffre-douleur et s'attaquer à lui sans répit, jour après jour, avec un acharnement sans cesse croissant. La cruauté d'un élève grandissait s'il croyait que l'une ou l'autre de ses caractéristiques personnelles pouvait le transformer un jour en victime. En conséquence, les malingres, les idiots, mais aussi les plus brillants qui jetaient de l'ombre sur leurs camarades, cherchaient plus misérable qu'eux et tentaient d'orienter la cruauté sauvage de la meute vers ce bouc émissaire.
Quand, vers dix heures, la cloche sonna la récréation, ce fut à pas lents que Mathieu descendit l'escalier. Un long moment, il demeura immobile devant la porte donnant sur la cour intérieure. Sur un espace de terre battue, sans la moindre trace de verdure, plus de deux cents garçons se livraient à des jeux difficiles à identifier. Un observateur attentif arrivait à la conclusion que la plupart cherchaient seulement un coin où se tenir en conciliabule. Les autres couraient sans autre but que de heurter un autre élève d'un coup d'épaule, de préférence un petit, afin de le faire tomber. Dans un espace aussi réduit, encadré sur trois côtés par les murs de l'Académie, impossible de se livrer au moindre sport d'équipe.
Encore une fois, le frère Dosité apparut à ses côtés :
— Picard, ne restez pas à l'intérieur, c'est malsain.
—Je ne me sens pas très bien.
— Dans ce cas, il importe d'autant plus de prendre un peu l'air.
Avec une mine maussade, Mathieu sortit dans la cour, chercha des yeux les élèves de sa classe, de préférence ceux qui avaient affiché la plus totale indifférence à son égard jusque-là, en se tenant suffisamment près de petits groupes pour ne pas sembler isolé et assez loin pour ne pas paraître indiscret. Mine de rien, il cherchait à localiser Pierre Grondin, ne serait-ce que pour éviter une mauvaise surprise.
Le son de la cloche, agitée par le frère Dosité, retentit bientôt. Soulagé, Mathieu regagna la salle de classe, attentif à ne pas gravir l'escalier juste devant l'un ou l'autre de ses tortionnaires. Un croc-en-jambe, à cet endroit, entraînerait une chute douloureuse, sinon carrément dangereuse.
Quand la cloche signala l'heure du dîner, Mathieu se précipita vers la porte de la classe et dévala les escaliers.
— Picard ! entendit-il crier derrière lui.
Il poursuivit sa course sans s'arrêter, accumulant encore de mauvais points sur son bulletin. Sa vitesse lui permit toutefois d'arriver à la maison sans coup férir. La même prudence, et la même célérité, lui valurent un retour à l'école sécuritaire.
L'angoisse le tenailla encore tout l'après-midi. La récréation s'écoula sans que personne ne vienne l'embêter. Autant de calme laissait présager une tempête, mais il préférait ne pas y penser. Au contraire, cette journée relativement paisible l'amena à relâcher un peu son attention, ou
Weitere Kostenlose Bücher