La bonne guerre
temps-là vous n’êtes pas payé, et ça
dure trois ans. Ma mère voulait que je devienne au moins ouvrier qualifié. J’ai
donc commencé à apprendre la mécanique.
Nous construisions d’énormes semi-remorques pour l’armée, et
tous les jours il y avait des officiers qui venaient inspecter l’usine. À cette
époque, presque tous les gens de mon entourage étaient nazis. Plein d’anciens
copains de classe s’étaient engagés, à seize ans ils y étaient fin prêts.
La plupart des jeunes Allemands qui répondaient à l’appel n’étaient
pas motivés par un quelconque élan politique morbide contre les Juifs, les
Polonais ou les Russes. Ce n’était que le traditionnel goût de l’aventure. Hitler
rendait les choses très attrayantes : il avait fait faire pour ses soldats
des uniformes très seyants. Si je n’avais pas été constamment rejeté, inutile
de vous dire avec quel enthousiasme je me serais engagé.
La plupart des gosses qui s’enrôlaient ne savaient même pas
dans quoi ils s’embarquaient. Tous mes amis, les uns après les autres, partaient
soit dans l’Armée de terre, soit dans la marine. Un de mes amis les plus
intimes s’est engagé sur un sous-marin. J’étais vraiment très fier de lui. Quand
il venait en permission, il sortait en ville, et je me sentais encore rejeté
parce que tous les garçons de mon âge étaient alors en uniforme.
Et puis un phénomène nouveau s’est développé : un
groupe d’adolescents qui étaient rejetés et commençaient à rejeter le système
manifestait son opposition au régime par sa manière de se coiffer. À l’époque
on portait les cheveux très courts. Les nazis faisaient d’ailleurs parfois des
descentes dans des boîtes de nuit où ils ramassaient tous les jeunes qui
avaient les cheveux trop longs, pour les conduire chez le coiffeur. Ce groupe
tout à fait reconnaissable portait également de longues vestes, comme les
zazous. C’étaient les ennemis jurés de Hitler. Bien sûr, vous ne pouviez guère
aller plus loin que ça.
Ils aimaient les disques anglais et américains, surtout le
jazz. Si vous étiez surpris à écouter ce genre de disques on vous les saisissait,
ou vous étiez envoyé en prison pour vingt-quatre heures. On subissait alors
soit un sermon, soit un passage à tabac. Je suis devenu membre du groupe, nous
avions juste dix-sept ou dix-huit ans, nous nous retrouvions dans certaines
boîtes, et rien qu’à nous regarder on voyait qu’on était antinazis.
Les nazis ne pouvaient pas supporter nos impertinences. À
chaque fois qu’ils en avaient l’occasion ils nous bottaient les fesses, et
faisaient tout pour nous rendre la vie impossible. Nous n’avions pas d’idéologie,
nous n’étions pas un mouvement politique, nous étions contre l’endoctrinement
nazi. C’était un rejet total, nous ne voulions pas entendre parler de toutes
ces conneries.
De nombreux mobilisés se laissaient un peu pousser les
cheveux quand ils venaient en permission. Ils se remettaient en civil et
venaient parfois avec nous, les swing-boys comme on nous appelait. Il
restait encore pas mal de jeunes qui n’avaient pas été mobilisés pour diverses
raisons, mais vers la fin tout le monde a été mobilisé. De toute façon notre
groupe espérait déjà la défaite de l’Allemagne.
À ce moment-là, notre culture de référence c’était la
culture anglo-américaine, surtout américaine. On ne rêvait que de jazz, des
vrais fanas. Presque tous les soirs, il y avait un orchestre qui se faisait
arrêter pour avoir été incité par des swing-boys à jouer un morceau
comme Some of These Days. Il se trouvait toujours un type de la Gestapo
dans la salle pour les arrêter.
Un soir, dans le métro aérien de Hambourg, nous étions trois
ou quatre près de la porte et nous chantions des chansons anglaises. Dans le
wagon les gens étaient tellement furieux qu’on a failli se faire lyncher. À
Hambourg, il restait bien quelques Allemands un peu fanfarons, mais ils s’écrasaient
presque tous. C’est surtout dans les classes les plus pauvres que les gens ont
perdu de plus en plus l’espoir. Tant que Hitler gagnait les gens le suivaient
avec enthousiasme, et puis à mesure que la guerre s’éternisait les gens ont été
de plus en plus nombreux à dire : « Celle-là, on ne la gagnera pas. »
Les premiers bombardements de Hambourg ont eu lieu en 1942, et
les raids n’ont cessé de s’intensifier. En 43 il ne restait
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