La bonne guerre
de quoi remplir une cabine téléphonique. » Iwo Jima ? Où
diable cela pouvait-il bien être ? Jamais entendu parler avant. On nous
avait que ce ne serait pas un boulot bien difficile. Une petite île de treize
kilomètres carrés, il ne devrait pas y avoir de problèmes. (Il rit.) Ce
n’est pas exactement comme ça que ça s’est passé.
De ceux qui ont débarqué le premier jour, le 19 février 1945,
il n’en est pas resté beaucoup. Les pertes ont été énormes. C’était
épouvantable. Iwo était une île volcanique où il était très difficile de se cacher.
Pour s’abriter il faut au moins un arbre, un buisson, ou un rocher. Il n’y
avait que quelques arbres, pas d’herbe. On aurait dit un morceau de Lune tombé
sur la Terre. Je crois que nulle part ailleurs il n’y a eu autant de mutilés, et
autant de cadavres réduits en bouillie. On finit par atteindre un tel degré de
peur qu’on n’agit plus que par réflexe, et qu’on ne tient plus que par les
nerfs. Je suis resté là-bas environ un mois.
J’ai encore connu une de ces amitiés intimes. Nous faisions
partie du même régiment, et nous nous voyions tout le temps. Sa tente n’était
qu’à deux rangées de la mienne, et nous avions l’habitude de sortir boire
ensemble avant d’embarquer pour Iwo Jima. Nous y sommes allés sur le même
bateau.
J’avais un nouveau poncho, de ceux qui servent d’imperméables
et qui se transforment en tentes, et j’y avais inscrit mon nom : T. ALLENBY,
en grosses lettres noires. Et on m’a volé ce foutu machin. Un jour mon copain, au
cours d’une sortie, a trouvé le cadavre d’un marine. Il était déjà tout
décomposé et infesté de vers. Et il a vu ce poncho avec mon nom écrit dessus. Le
type qui s’était fait tuer était sûrement celui qui me l’avait volé.
Nous avons été affectés au même bateau après la fin de la
bataille d’Iwo Jima. Il était sur le pont, en train de contempler ce terrible
gâchis. Je me suis accroché au filet de chargement pour me hisser sur le pont, et
il m’a vu. Il a pâli. Un revenant. Il avait trouvé ce corps le Vendredi saint, nous
étions le jour de Pâques, et j’étais vivant. La résurrection des morts ! (Il
rit.)
Je crois que jamais de ma vie je n’ai été accueilli de cette
façon. Il m’a sauté dessus, m’a serré dans ses bras, et il ne pouvait plus me
lâcher. Il n’arrêtait pas de pleurer. C’était un être humain qui avait retrouvé
sa nature humaine.
Je suis redevenu un être humain sur l’île, alors que j’étais
assis sur des caisses de munitions, tout sale, répugnant, infect, mais sain et
sauf. D’énormes camions apportaient les corps des marines qui avaient été tués.
Des bulldozers avaient creusé une gigantesque tranchée, et des types affectés à
cette tâche macabre déchargeaient tous les corps, et les alignaient comme des
bûches au fond de la tranchée. C’était leur cimetière. Je ne pouvais m’empêcher
de pleurer moi aussi. C’est à peu près comme ça que nous avons, pour la plupart,
retrouvé notre nature humaine. Nous vivions comme des bêtes. Nous vivions dans
des trous, des foxholes, littéralement des « terriers de renards »,
qui portaient bien leur nom. Quand j’ai vu tous les corps de ceux qui étaient, il
y a encore peu de temps, de magnifiques jeunes gens, et qu’on les jetait comme
ça dans une tranchée, j’ai pleuré comme un gosse.
C’est de cette façon que Barrett, lui aussi, est redevenu un
être humain. Après le Vendredi saint, c’était Pâques, et son ami était
ressuscité des morts. Ça a été un grand moment pour lui. Une émotion très
intense, telle qu’on peut en éprouver entre hommes, que l’on soit gay ou pas. Malheureusement,
dans la société où nous vivons, les hommes ne peuvent pas montrer publiquement
ce type d’affection, sauf dans des circonstances exceptionnelles comme celle-ci.
Si Barrett et moi avions fait la même chose dans une rue de San Diego on aurait
dit : « Tiens, deux pédés. »
Nous avons retrouvé la routine quotidienne pour le long
voyage de retour vers Hawaï. Il a été cinq fois plus long, à cause de tous les
zigzags qu’on a dû faire pour éviter d’être repérés par les sous-marins. Avec
tous les cauchemars habituels. Curieuse sensation que de se trouver à bord d’un
bateau la nuit, à écouter les autres types crier et hurler. Je faisais
régulièrement le même cauchemar effroyable. (Il rit.) Le cadavre
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