La bonne guerre
je prouve ma virilité. J’étais très
récalcitrant à tout ce qu’on faisait dans cette unité, et j’ai réussi à m’en
faire virer à cause de mon agressivité excessive. J’avais un petit côté mauvais
et je me battais trop souvent. Pour qu’on ne puisse pas soupçonner mon
homosexualité, le week-end, quand je sortais, je me soûlais, je me battais, et
soit je revenais tout couvert de sang, soit j’esquintais quelqu’un. J’étais à
la fois très emporté et très craintif. Ils en ont eu marre : je n’étais
pas de la graine d’officier.
Et je suis parti gaiement vers l’ouest, pour le camp d’entraînement
de San Diego. Je me suis engagé dans la fanfare des marines. Je voulais jouer
de la trompette, mais le chef d’orchestre recrutait des flûtistes. Ce qui n’a
pas facilité les choses, la flûte étant un instrument typiquement féminin. (Il
rit.) Je suis devenu assez calé. À chaque instant les gars se moquaient de
moi, alors on se battait. Comme j’aimais beaucoup la musique, je suis devenu
membre de la fanfare de la base des marines de San Diego. On m’a envoyé dans le
Pacifique, et le 13 février 1945 je débarquais à Iwo Jima. Ils m’ont repris ma
flûte et me l’ont échangée contre une mitrailleuse.
On se fait de bons copains en de telles circonstances, ça
relève presque de l’inconscient. À San Diego j’avais un bon ami, nous nous
aimions, mais nous n’avons jamais eu de relations sexuelles. Il s’est établi
toutes sortes de subtiles connivences, de sentiments très très profonds, une
intimité et une complicité qui ne se partagent qu’avec une seule personne. C’était
un jeune baptiste profondément croyant. Nous étions tous les deux homosexuels, mais
nous n’avons jamais osé employer ce mot entre nous. Il n’est pas parti à Iwo
Jima avec moi. La guerre sépare les gens aussi vite qu’elle les rapproche. Ç’a
été une expérience très traumatisante que de se dire adieu.
Quand j’y repense, je suis à peu près certain que d’autres
marines étaient homosexuels au camp d’entraînement, mais ils devaient être tout
aussi effrayés et discrets que moi, et se dissimuler tout autant que moi. Les
autorités militaires avaient l’air de se moquer éperdument de ce qu’on pouvait
bien être, l’homosexualité était un sujet uniquement abordé dans les histoires
de chambrée, ou dans les sordides plaisanteries de vestiaire : Allez les
gars, ce soir on sort se faire des pédés, ou alors : Espèce de salope de
tantouse !
Est-ce que vous participiez à ces plaisanteries ?
Bien entendu. Je n’avais pas le choix, sinon je serais devenu
suspect. On apprend vite un certain nombre d’astuces pour échapper aux soupçons,
comme de crier plus fort que les autres, par exemple.
Je crois que chez les marines on trouve une bonne dose de
sadomasochisme, et l’ambiance y est en permanence imprégnée de sexualité. À
cette époque les marines portaient des ceintures de cuir. Elles ont été
interdites par la suite, parce qu’on s’en servait d’arme dans les bagarres
entre nous ou contre les marins. Une fois bien enroulée autour du poing, ça
devenait une espèce de coup-de-poing américain. Je me souviens qu’on se donnait
de grandes gifles avec ça, des aller et retour. C’était un jeu d’adresse, pour
celui qui esquivait, et de force pour celui qui frappait. On était sans arrêt à
la merci d’une raclée.
Il existe un vieux proverbe qui dit : « À qui ne
peut donner d’amour il ne reste que la haine. » Et si on ne peut exprimer
son affection on devient agressif. Il y avait toujours une homosexualité
latente dans les chambrées. Surtout avant les combats, on ne savait jamais
quand ils allaient débuter, on avait envie d’y participer, et pourtant on les
redoutait. Ça ne prenait jamais une tournure sordide. Au lieu de se battre avec
des polochons, on se battait avec ces fameuses ceintures de cuir. Nous étions
des machos. Il n’y a pas plus macho que les marines.
J’ai rejoint la 4 e division de marines à Maui, à
Hawaï. Nous étions logés sous des tentes. Nous nous préparions pour Iwo Jima. Tokyo
Rose nous l’a même appris avant que nos officiers ne nous en parlent. On l’écoutait
tout le temps à la radio. Quand nous avons approché de Saipan, où nous devions
retrouver notre Task Force, elle nous a dit : « Avec ce qui restera
de la 4 e division de marines quand elle arrivera à Iwo Jima, il n’y
aura même pas
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