La Cabale des Muses
belle taille : le nombre des assaillants et le lieu du guet-apens permettaient toutes les supputations. Il fallait s’armer en conséquence afin de parer à toute éventualité. En quelques minutes tout fut réglé. Les trois éclaireurs galopaient sur la route de Tancarville (près de Quillebeuf !). Ils tirèrent ensuite au plus court par la forêt de Brotonne, longeant la Seine, coupèrent par des sentiers escarpés, des chemins improbables que connaissaient cependant les guides, cap sur Rouen !
La chaussée, déserte, était gelée, glissante aux endroits exposés au vent, encombrée d’une épaisse couche de neige dans les creux. Ils ne concédèrent que de courtes pauses pour se restaurer et laisser souffler leurs montures éprouvées, avec l’obsession constante de ne pas arriver à temps.
Qui était chargé de l’enlèvement du prince ? Lesdits « gentilshommes de France » avec La Tréaumont, ou des mercenaires, des brigands qui n’auraient aucun ménagement ni aucun respect pour l’héritier de la couronne de France ? Il était possible que, leur forfait accompli, on les croise sur la route puisqu’ils mèneraient leur prisonnier à Quillebeuf ! Fallait-il envisager sérieusement cette hypothèse ?... Mais dans cette éventualité, de quelle façon intervenir ? Ils n’étaient que trois. À condition de repérer à temps le petit cortège, Géraud pouvait envoyer un émissaire prévenir le second groupe afin de tendre une embuscade. Seulement, par ces paysages immaculés, il était difficile de passer inaperçu à une lieue à la ronde. Un cavalier filant ventre à terre attirerait immanquablement l’attention des ravisseurs… Devait-on plutôt tenter de débusquer les assaillants, sans doute plus nombreux ?... et mieux dissimulés. N’allait-on pas se croiser à quelques encablures de part et d’autre d’un rocher ou d’une butte ? C’est aux portes de Paris qu’il aurait fallu monter la garde pour donner l’alerte avec efficacité ! Tout le reste n’était que suppositions hasardeuses !
Ils traversèrent Rouen sans encombre, sans même rencontrer âme qui vive – juste quelques silhouettes furtives emmitouflées –, se lancèrent vers Franqueville et l’abbaye de la Fontaine-Guérard où ils comptaient être hébergés, conscients de ne pouvoir atteindre leur objectif sans concéder une étape. Ils étaient transis et harassés. Ils y arrivèrent non sans quelques inquiétudes, en s’égarant deux fois à la nuit tombée.
Aux matines grelottantes, ils étaient déjà en selle. Que leur restait-il à parcourir ? Neuf lieues… Encore aurait-il fallu avoir une idée de la position de la horde qui n’était certainement pas demeurée sur place, et ne pas se fourvoyer sur l’itinéraire du prince qui n’était pas entouré d’une troupe de baladins ameutant les curieux par leurs chants et leur musique. Surtout en cette saison ! Louis ne se réfugierait-il pas sagement entre les murs épais du Château-Gaillard, près d’un bon feu, avant de traquer un vieux mâle au poil argenté ?
Dans l’expectative, le commissaire Lebayle s’agaçait davantage à chaque interrogation et semblait s’enfoncer dans les neiges éternelles du doute. Mission gigantissime qu’il s’était imposée avec l’assentiment de Saint-Aignan puisque aucune autorité, ni monsieur de La Reynie ni les ministres n’en étaient informés. Personne ! On découvrirait l’escapade du prince au mieux avec une journée de retard et sans savoir dans quelle direction précise il s’était esquivé.
Le seul maigre réconfort pour Géraud était que, contrairement à sa première expérience, ses collaborateurs étaient fiables, habiles et clairvoyants. Comme ils passaient par le château, ils décidèrent de s’y informer au sujet du dauphin, des loups et, au besoin, d’y réquisitionner des hommes pour quadriller la forêt dans une grande battue aux alentours de cette falaise abrupte, site encore plus difficile à explorer en plein hiver.
Ils s’arrêtèrent au milieu du silence, un silence qui donnait une idée précise de la surdité où le moindre bruit à peine émis comme par inadvertance était dissous, englouti par la neige, un silence presque angoissant qui ne laissait aucun espoir de percevoir l’approche de cavaliers. Une sensation de solitude, d’impuissance et d’immobilité inaltérable. À quoi bon s’aventurer dans une direction ou une autre ? On se trouvait nulle
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