La campagne de Russie de 1812
pas défendre
la Russie à moi tout seul... Pourquoi nous avoir laissé
faire par l'ennemi, quand on peut en venir à bout aussi
facilement ? On avance sur toute la ligne, une reconnaissance de
cavalerie, et l'attaque générale ! Voilà
l'honneur et la gloire... Une retraite, c'est bon cent verstes, mais
pas cinq cents !... Je pense que le ministre (Barclay de Tolly) a
déjà fait son rapport sur l'abandon de Smolensk, c'est
navrant, désolant, toute l'armée est au désespoir.
Dire qu'on a abandonné sans nécessité la
position la plus importante !... Je vous le jure sur l'honneur,
Napoléon était dans un sac comme jamais. Il pouvait
perdre la moitié de son armée, mais jamais prendre
Smolensk. C'est honteux, c'est une tache pour notre armée,
pour Barclay de Tolly lui-même, je trouve qu'il ne devrait pas
rester vivant... Ce n'est pas une manière de se battre. On va
les amener jusqu'à sous Moscou... Il faut se dépêcher
et préparer une centaine de mille hommes au moins. Quand
Napoléon approchera de la capitale, que tout le pays lui tombe
sur le dos. Vaincre ou tomber sous les murs, voilà mon avis !
Votre ministre Barclay
de Tolly peut être excellent à son ministère,
mais comme général, il est plus que mauvais,
détestable, et c'est à lui qu'on a confié le
sort de tout le pays ! Je deviens fou de désespoir... Que va
dire de notre lâcheté la Russie, notre mère, et
pourquoi une aussi bonne et si chère patrie est-elle livrée
aux fripouilles et n'inspire-t-elle à ses enfants que dégoût
et mépris ? J'aimerais mieux
être simple soldat que commandant en chef avec Barclay
! »
Le 2 août,
le tsar prend une grave décision dont il fait part à sa
sœur Catherine : « Les bisbilles entre Barclay de
Tolly et Bagration n'ont fait que croître et embellir, de
manière que j'ai été contraint de nommer un
commandant en chef pour toutes les armées. » Il
s'agit de celui que la Grande Catherine appelait « mon
Koutouzov ». Quant à Alexandre, il le surnommait
« ce vieux satyre borgne », car le futur
maréchal avait perdu un œil à la guerre à
la suite d'une blessure épouvantable : « Une balle
lui avait percé la tête obliquement et était
sortie par la cavité de l'œil. Le globe avait été
déplacé et l'autre œil avait même beaucoup
souffert. »
Alexandre l'avait
choisi comme un pis-aller :
– Je n'ai pu
faire autre chose que de céder, soupirait-il.
Âgé
de soixante-sept ans – et non de soixante-quatorze, comme l'a
affirmé sir Robert Wilson – il marche lourdement et a du
mal à reprendre sa respiration. Sa corpulence est telle qu'il
monte fort mal à cheval et préfère se déplacer,
même sur le champ de bataille, dans une petite voiture attelée
de quatre chevaux – comme le maréchal de Saxe à
Fontenoy. Il est avare, paresseux, très
sensuel et vit le plus souvent possible avec sa maîtresse, une
grosse paysanne d'origine moldave. Pour ne pas devoir la quitter, il
lui a fait revêtir un uniforme de cosaque et elle vit à
l'état-major... Très gourmand, lorsqu'il est repu,
Koutouzov s'endort parfois au cours d'une discussion, ce qui ne
l'empêche pas d'être rusé, astucieux même,
et plein de bon sens. « Une grande violence,
la grossièreté d'un paysan lorsqu'il s'emportait, dira
le général de Langeron, ou lorsqu'il n'avait pas à
craindre la personne à qui il adressait la parole. »
À l'annonce
de cette nomination, la joie des troupes est indescriptible.
Koutouzov se refusait à battre ou à gifler ses soldats
– ce qui était alors, rappelons-le, monnaie courante
dans l'armée russe. Il s'était attiré tous les
cœurs, en disant aux troupes qui, la veille d'une revue,
nettoyaient leurs uniformes :
– Je n'ai
pas besoin de tout cela, je viens seulement voir si vous êtes
bien portants, mes gars. Le soldat en campagne n'a pas à
s'occuper d'une tenue élégante : il doit se reposer et
se préparer à la victoire.
En se rendant à
son poste et en apprenant en cours de route la chute de Smolensk,
Koutouzov avait soupiré :
– La clef de
Moscou est perdue !
Cependant, pour
lui, Moscou n'était pas toute la Russie et, il le précisait,
« mieux vaut perdre Moscou que l'armée et la
Russie ». Il sait cependant fort bien qu'il lui est
impossible d'abandonner la ville à son sort. Il doit livrer
bataille bien que l'armée russe, un peu moins forte
numériquement que celle de son adversaire, et dont la plus
grande partie rétrograde depuis le
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