La campagne de Russie de 1812
Messieurs,
déclare-t-il à ses officiers venus aux ordres, si mon
fils avait quinze ans, croyez qu'il serait ici autrement qu'en
peinture.
Dans la soirée,
les grenadiers de la Garde défilent à leur tour devant
le roi de Rome. Avant de parcourir les bivouacs comme il a l'habitude
de le faire la veille d'un combat, Napoléon regarde une
dernière fois le portrait de son fils et ordonne :
– Retirez-le
: il voit de trop bonne heure un champ de bataille 9 .
De plus en plus
fiévreux et très enrhumé, il appelle son médecin
:
– Eh bien,
docteur, lui dit-il, vous le voyez, je me fais vieux ; mes jambes
enflent, j'urine à peine 10 .
C'est sans doute l'humidité des bivouacs, car je ne vis que
par la peau.
Quelques instants
plus tard, il se tourne vers Rapp :
– Eh bien,
crois-tu que nous ferons de bonnes affaires aujourd'hui ?
– Il n'y a
pas de doute, Sire, nous avons épuisé toutes nos
ressources, nous sommes forcés de vaincre.
– Crois-tu ?
répète-t-il.
– Sans
doute, mais la bataille sera sanglante.
– Je le
sais, mais j'ai quatre-vingt mille hommes ; J'en perdrai vingt mille,
j'entrerai avec soixante mille dans Moscou ; les traînards nous
y rejoindront, puis les bataillons de marche, et nous serons plus
forts qu'avant la bataille.
On le remarquera :
dans son calcul, il oublie volontairement la Garde qui, en effet, ne
se battra pas.
– La fortune
est une grande courtisane, ajoute l'Empereur. Je l'ai souvent dit et
je commence à l'éprouver.
La nuit tombe sur
la plaine qui sera demain le champ de bataille le plus meurtrier de
l'histoire du XIXe siècle. Les Russes sommeillent. On n'entend
que le cri rauque des sentinelles qui se répondent et que
l'écho répète longuement. Il fait froid et les
hommes se serrent autour de leurs feux en psalmodiant leurs chants
plaintifs.
Du côté
français, les bivouacs brillent dans la nuit. Ce ne sont, ici
aussi, que chants, sonneries de trompettes et de clairons. Le
lieutenant tsariste Glinka entend des cris qui se renouvellent :
– C'est
Napoléon, annonce-t-il à ses hommes, que les troupes
saluent comme à la veille d'Austerlitz...
Des deux côtés,
les combattants guettent et écoutent « dans le plus
profond silence et le plus profond recueillement ». Puis
c'est la classique distribution de schnick . Les Français
ne sont plus que cent trente mille hommes. Il a fallu en effet
laisser six mille hommes à Smolensk et en envoyer dix mille
pour renforcer la garnison de Vitebsk.
Napoléon ne
parvient pas à commander au sommeil. Sans cesse – et
encore à 3 heures du matin – il se relève pour
aller constater par lui-même que les feux de Koutouzov trouent
bien toujours l'obscurité. Cette fois, l'armée russe
n'a nullement l'intention de lever le camp ! L'Empereur se frotte les
mains. Il battra Koutouzov, même en ne faisant pas donner la
Garde qui demeurera alignée en carré derrière
les deux tentes impériales.
« L'anxiété
entrecoupe le sommeil de l'Empereur, a remarqué le comte de
Ségur. Le dénuement de ses soldats l'épouvante.
Comment, faibles et affamés, soutiendront-ils un long et
terrible choc ? Dans ce danger, il considère sa garde comme
son unique ressource ; il semble qu'elle lui réponde des deux
armées. Il fait Bessières, celui de ses maréchaux
à qui il se fie le plus pour la commander ; il veut savoir si
rien ne manque à cette réserve d'élite :
plusieurs fois il le rappelle et renouvelle ses pressantes questions.
Il veut qu'on distribue à ces vieux soldats pour trois jours
de biscuit et de riz, pris sur leurs fourgons de réserve ;
enfin, craignant de ne pas être obéi, il se relève,
et lui-même demande aux grenadiers de garde à l'entrée
de sa tente s'ils ont reçu des vivres. Satisfait de leur
réponse, il rentre et s'assoupit ».
Une ultime fois –
il est alors 5 heures du matin ce lundi 7 septembre 1812 –, il
quitte sa tente et un simple coup d'œil lui apporte la
certitude que les Russes occupent biens leurs positions.
– Enfin nous
les tenons. En avant ! Ouvrons les portes de Moscou !
*****
Il ne fait pas
encore jour, mais la diane a sonné et les capitaines lisent à
leurs troupes les proclamations datées de 2 heures du matin :
« Soldats, voilà la bataille que vous avez tant
désirée ! Désormais la victoire dépend de
vous : elle nous est nécessaire. Elle nous donnera
l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la
patrie !
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