La campagne de Russie de 1812
le
sud. Ce matin-là, l'armée s'est réveillée
sous une épaisse couche de neige et marche « les
yeux baissés, comme honteuse et humiliée »,
nous dit Ségur. Elle suit son chef, lui-même « sombre
et silencieux ».
À deux
lieues de Mojaïsk, au village de Wercia, on amène à
Napoléon le lieutenant général comte
Wintzingerode et son officier d'ordonnance le capitaine comte
Narychkine. Le général commandait les forces russes qui
couvraient la route de Saint-Pétersbourg. Il était
entré dans Moscou croyant la ville totalement évacuée
et s'était fait prendre par les avant-postes du maréchal
Mortier... On l'envoya auprès de Napoléon. La présence
de cet Allemand dans les rangs de l'armée russe mit l'Empereur
fort en colère.
– Qui
êtes-vous ? lui crie-t-il. Un homme sans patrie ! Vous avez
toujours été mon ennemi personnel. Quand j'ai fait la
guerre aux Autrichiens, je vous ai trouvé dans leurs rangs.
L'Autriche est devenue mon alliée, et vous avez sollicité
du service en Russie. Vous avez été un des plus grands
fauteurs de la guerre actuelle. Cependant vous êtes né
dans le royaume de Wurtemberg, dans les États de la
Confédération du Rhin ; vous êtes donc mon sujet.
vous ne pouviez prendre de service auprès de l'empereur
Alexandre sans ma permission. Vous n'êtes pas un ennemi
ordinaire, vous êtes un rebelle, j'ai le droit de vous juger...
Son ton monte
encore :
– Voyez-vous,
monsieur, ces campagnes désertes, ces villages en flammes ? À
qui doit-on reprocher ces désastres ? À cinquante
aventuriers comme vous, soudoyés par l'Angleterre qui les a
jetés sur le contient. Vous êtes mon sujet, vous avez
pris du service à l'étranger sans droit ! J'ai le droit
de vous faire fusiller comme un traître !
À ce mot,
Wintzingerode se cabre :
– Comme vous
le voudrez, Sire, lance-t-il fièrement, mais jamais comme un
traître !
Sur un geste de
Napoléon, deux « attachés au piquet
d'escorte » s'emparent du comte afin de l'emmener devant
le peloton d'exécution, mais, l'Empereur ayant le dos tourné,
Ney leur ordonne de surseoir au supplice ordonné dans un
furieux accès de colère. Voilà Wintzingerode
sauvé ! On l'expédiera vers la France sous la garde
d'un officier, d'un gendarme et en compagnie du capitaine Narychkine.
L'irritation de Napoléon avait été à un
tel point violente que, passant quelques instants plus tard devant un
grand et beau château, il ordonne à deux escadrons de la
Garde d'y aller fourrager et d'y mettre ensuite le feu.
– Puisque
messieurs les barbares trouvent bon de brûler leurs villes,
s'exclame-t-il, il faut les aider !
Fort heureusement
pour Wintzingerode et son compagnon, ils seront délivrés
par le général Tchernitchev, un peu au-delà de
la Bérézina.
Le mercredi 28,
l'Empereur traverse le champ de bataille de la Moskova où la
moitié des morts n'a pas encore été enterrée.
La puanteur est atroce. La vision infernale est intenable. On s'ouvre
un chemin à travers « une boue faite de membres
humains... ». Des nuées de corbeaux planent et sont
les maîtres du terrain. Soudain, Napoléon s'arrête,
épouvanté : un blessé français a survécu
au milieu de ce pourrissoir. « Le corps d'un cheval
effondré par un obus, a écrit Chateaubriand, ayant
servi de guérite à ce soldat il y vécut en
rongeant sa loge de chair... » Dès qu'il voit
l'Empereur, il s'avance en rampant et lui reproche « tout
ce qu'il avait souffert dans un si cruel abandon ».
Napoléon se contente de se tourner vers ses officiers et
d'ordonner :
– Qu'on
mette ce malheureux sur une voiture et qu'on lui prodigue tous les
soins.
Eugène
Labaume nous dit à quel point la consternation de l'Empereur
est profonde « en retrouvant à la même place
les vingt mille hommes qui s'étaient égorgés et
dont la gelée avait arrêté l'entière
décomposition. Là étaient des habits teints de
sang, et des ossements rongés par les chiens et les oiseaux de
proie. Ici les débris d'armes, de tambours, de casques et de
cuirasses, on y trouvait également des lambeau d'étendard... »
Napoléon
passe la nuit du mercredi 28 au jeudi 29 octobre au château
délabré de Oupenskoïe et se chauffe au bois d'un
chariot disloqué. À 2 heures du matin, il appelle
Caulaincourt à son chevet, et lui ordonne d'aller voir d'abord
si la porte est bien fermée. Puis il le fait asseoir auprès
de son lit et lui demande de lui parler franchement de
Weitere Kostenlose Bücher