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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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m’embrasse.
« Tu as réalisé notre rêve à Marianne et à moi », écrit-il entre
autres. Je parcours ensuite une liste de travaux qu’ils réalisent et une autre
de projets. « Je peux veiller sur les tiens, mon petit drôle, comme si tu
étais là, toi-même. » En faisant plaisir à mes vieux amis, je protège ma
famille du même coup. Le but est atteint. Enfin, il déclare vouloir me
rembourser petit à petit, ne pouvant accepter ce cadeau. J’ai toujours remarqué
combien les personnes peu aisées avaient le souci de rendre l’argent prêté. Les
nantis ont la faculté de l’oubli. Je réponds donc à mes amis que le seul fait
de protéger ma mère, mes sœurs et mes frères me rembourse avec les intérêts.
J’en fais une question de principe et je ne veux rien accepter sauf une ou deux
bonnes bouteilles lorsque je reviendrai. Cette lettre, comme toutes les autres,
mettra plus de deux mois à leur parvenir, peu importe ! La décrue arrive
en même temps qu’un groupe d’hippopotames qui démolissent la digue que nous
avions construite. Nous commençons à ancrer deux séries de piles du pont. Je
note pour moi les repères de la descente des eaux.
    Louis s’alite. Une constipation chronique lui donne des
douleurs atroces dans le ventre. Le contraire m’arrive en même temps, je me
vide littéralement. Il m’est impossible de travailler, car j’ai toujours le
pantalon sur les bottes. Comming, le toubib, vient nous voir. Il prescrit des
poudres noires pour moi et blanches pour Baquet. L’effet tarde à se faire
sentir. Notre domestique que nous appelons Boyi, un métis, apporte du thé. Pour
le remercier, je lui offre un de ces petits colifichets achetés à Marseille. En
fin d’après-midi, il arrive avec un bol de tisane noirâtre qu’il m’invite à
boire. Les coliques s’arrêtent comme par miracle. Louis absorbe une bouillie
qui le fait grimacer. Deux heures après, il se vide et les douleurs
s’estompent. Je regarde ce petit homme, à la mine insignifiante, aux gestes
rudes jouer l’infirmier – sorcier avec succès. Décidément l’Afrique me
surprendra toujours ! Durant deux jours, le matin et le soir, en secret,
Boyi nous soignera contre quelques bracelets et colliers affreux devant
lesquels il s’extasie. Comming, bien sûr, ignore ce traitement parallèle, et se
félicite de nous avoir tirés d’un mauvais pas. Nous lui laissons ses illusions,
parce qu’un médecin, et de surcroît britannique, sait ce que les toubibs
d’autres nations ignorent. Remis de nos émotions nous retournons au travail, au
club, au bridge, au golf.
    Les mois passent. Nous continuons à succomber de temps à
autre, mon voisin et moi à des passages à vide farcis d’idées noires. J’ai entrepris
de tenir mon journal. Sur la page blanche, je couche mes sensations, mes
envies, mes détresses. Peut-être cela m’aidera-t-il à mieux supporter
l’éloignement des miens. En fermant les yeux, j’imagine mon gros Ours, prenant
un verre à pied dans ses grosses pattes à broyer de la ferraille pour le poser
délicatement sur son comptoir ou sur une table. La Marianne, telle une abeille,
virevolte, sourire aux lèvres, entre la cuisine, la cave, la terrasse, le
premier étage. Ma mère, dans une de ses lettres, m’en parle : « Je ne
les ai jamais vus si heureux. Tous les jours, l’un des deux passe me voir pour
demander si j’ai besoin de quelque chose. »
    Louis reste poursuivi par sa Catherine qui devient tendre
puis incisive, rêvant de projets fabuleux et parlant de Firmin, leur fils. Les
copulations avec les alitées consentantes se répètent toutes les trois semaines
à peu près à dates fixes. Je pense être moins gauche, mais peut-être plus
bestial en prenant mon plaisir. Le toubib, complètement imbibé d’alcool, tient difficilement
les yeux ouverts. La direction doit le faire permuter avec un collègue de
Salisbury en Rhodésie du Nord. Nous ne risquons pas d’y perdre
grand-chose ; mais la question se pose à nous tous : « Son
remplaçant nous laissera-t-il faire des piqûres, comme Comming ? ».
    Un mois se passe. Nous voyons débarquer un petit gros, le
visage rouge, chauve, les doigts comme de petites saucisses. Il se nomme Cork,
médecin colonial. Il entreprend une visite systématique de tout le personnel du
camp. Lorsque mon tour arrive, j’ai envie de le prendre sous le bras comme un
petit paquet pour le balancer dans le fleuve. Sa voix de fausset déchire

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