La case de L'oncle Tom
de jurer que la fille était une franche coquine, qu’il était diablement peu chanceux, et que si les choses continuaient de la sorte, il ne gagnerait pas un sou à son voyage. Bref, il se considérait décidément comme un homme lésé, avec lequel on en a mal agi : mais il n’y avait pas de remède. La femme avait fui dans un État qui ne rend pas les fugitifs – non, pas même à la demande de toute la glorieuse Union ! Le marchand s’assit donc, et, mécontent, inscrivit sur son agenda, à la colonne profils et pertes, l’âme et le corps qui manquaient à l’appel [27] .
« Quelle ignoble créature que ce marchand, n’est-ce pas ? si dépourvu de cœur ! c’est affreux !
– Oh ! mais personne ne fait cas de ces gens-là ! Ils sont universellement méprisés ; nulle part ils n’ont accès dans la bonne compagnie.
– Et je vous prie, monsieur, qui donc fait le marchand ? qui est le plus à blâmer ? du trafiquant grossier, ou de l’individu cultivé, instruit, intelligent, qui défend le système, dont le trafiquant n’est que l’inévitable résultat. Vous formez l’opinion publique qui l’encourage dans son commerce, qui le corrompt, qui le déprave, jusqu’à ce qu’il n’en rougisse plus. Et vous prétendez valoir mieux que lui !
– Il est ignorant et vous êtes instruit ; – il est au bas de l’échelle et vous êtes en haut ; – il est vulgaire et vous êtes poli ; – vous avez des talents, il a l’esprit borné.
Au jour du jugement à venir, ces considérations pourraient bien faire pencher la balance de son côté.
Pour en finir avec ces petits incidents d’un commerce légal, – nous supplions le monde de ne pas croire les législateurs américains aussi dépourvus d’humanité, que tendraient à le faire penser les prodigieux efforts de notre Congrès national, pour protéger et perpétuer ce genre de trafic.
Qui ne sait que nos grands hommes déclament à l’envi contre la traite des noirs à l’étranger ? Il s’est élevé parmi nous toute une armée de Clarkson ou de Wilberforce, des plus édifiants à voir et à entendre.
La traite des noirs de l’Afrique ! fi l’horreur ! – mais la traite des nègres du Kentucky, – oh ! c’est tout autre chose !
CHAPITRE XIV
Intérieur d’une famille quaker.
Une scène de sérénité et de paix s’offre maintenant à nous. Entrons dans cette propre et spacieuse cuisine, au plancher jaune, uni, brillant, où l’on n’aperçoit pas un atome de poussière. Un poêle de fonte, d’un noir lustré, sert à la fois de calorifère et de fourneau. Des rangées d’assiettes d’étain, reluisent comme de l’argent, stimulent l’appétit et réveillent la mémoire de l’estomac. D’antiques et solides chaises vertes, en bois, garnissent les murailles. Au milieu de la pièce sont deux berceuses [28] ; l’une petite, étroite, à fond de canne, garnie d’un coussin fait de pièces de rapport, mosaïque d’étoffes à couleurs tranchantes ; l’autre, grande, maternelle, vous invitant à bras ouverts, vous sollicitant de ses moelleux coussins, – vraiment confortable, persuasive, plus hospitalière, en sa rusticité, qu’une douzaine de fauteuils de salon en velours ou en brocatelle. Dans la première, se balance doucement notre ancienne amie Éliza, appliquée à un délicat travail de couture. C’est bien elle, mais plus pâle et plus maigre que dans sa petite chambre du Kentucky. L’ombre de ses longs cils, le contour de sa jolie bouche, trahissent une douleur profonde, mais contenue. Il est aisé de voir que le cœur de la jeune femme a mûri sous la rude discipline de la souffrance ; et lorsque, de temps à autre, elle lève ses grands yeux noirs pour surveiller les jeux de son Henri, qui, pareil à un papillon des tropiques, voltige çà et là, on y lit une fermeté, une décision, qu’on y eut vainement cherché en des jours plus heureux.
À ses côtés, une femme est assise : elle tient sur ses genoux une brillante casserole de métal, où elle range avec méthode des fruits secs. Elle peut avoir de cinquante-cinq à soixante ans, mais sa figure est de celles que le temps n’effleure que pour les embellir et les épurer. Son bonnet de crêpe lisse, d’un blanc de neige, taillé sur le strict patron quaker, son simple fichu de mousseline blanche, croisé sur sa poitrine en plis réguliers, sa robe et son châle gris, indiquent tout de suite à quelle communion elle
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