La case de L'oncle Tom
bagages ; puis elle s’élança vers le bord de la barque, espérant apercevoir son mari, parmi les garçons d’hôtel qui accouraient au débarcadère. Tandis que, penchée au-dessus de la balustrade, elle promenait des regards perçants sur les têtes mouvantes du rivage, la foule, restée à bord, se pressa entre elle et l’enfant.
« Alerte ! voilà le moment ! dit Haley. Il enleva le petit dormeur, et le passa à l’étranger. N’allez pas le réveiller au moins, ni le faire pleurer ! nous aurions un vacarme du diable avec la mère. »
L’homme prit soigneusement le paquet, et se perdit bientôt parmi les passagers qui débarquaient.
Quand le bateau, gémissant et soufflant, fut détaché de la rive et commença lentement à se remettre en haleine, la femme regagna sa place. Le marchand était là, – l’enfant n’y était plus !
« Quoi !… où… où donc ? s’écria-t-elle tout égarée.
– Lucie, dit Haley, l’enfant est parti ; autant que vous le sachiez tout de suite. Vous ne pouviez pas songer à l’élever dans le Sud ; je le savais, moi, et j’ai trouvé l’occasion de le vendre dans une bonne famille, qui l’élèvera mieux que vous n’auriez pu le faire. »
Le marchand en était venu à ce degré de perfection chrétienne et morale, si prôné depuis peu par certains prédicants et certains politiques du Nord ; il ne lui restait pas l’ombre de préjugés ou de faiblesse humaine. Son cœur en était précisément à ce point, où le mien et le vôtre, monsieur, pourraient atteindre, avec de la culture et des efforts. Le regard égaré, que la mère au désespoir jeta sur lui, aurait pu troubler un homme moins expérimenté ; mais il y était fait. Il avait vu cent et cent fois cette même expression. Vous vous y ferez aussi, ami lecteur ; et le grand but d’efforts récents est d’y accoutumer nos républiques du Nord, pour la plus grande gloire de l’Union. Aussi le trafiquant regardait-il l’angoisse mortelle qui contractait ces sombres traits, ces mains crispées, ce souffle haletant, comme les incidents ordinaires du commerce. Il se demandait seulement, à part lui, si elle allait crier, et mettre le bateau en rumeur ; car, de même que les défenseurs acharnés de certaines institutions, il haïssait l’agitation par-dessus tout.
Mais la femme ne cria pas : le coup l’avait frappée trop droit au cœur.
Elle s’assit : la tête lui tournait. Ses mains détendues retombèrent inertes à ses côtés. Elle regardait devant elle, sans rien voir. Le bruit, le bourdonnement du bord, le gémissement de la machine, se confondaient, comme en un cauchemar, à ses oreilles effarées. Le pauvre cœur foudroyé n’avait plus ni cri ni larmes pour épancher sa profonde angoisse. Elle était calme en apparence.
Le marchand, qui, ses intérêts à part, était presque aussi humain que la plupart de nos hommes politiques, se crut appelé à lui donner les consolations qu’admettait la circonstance.
« Je sais que ça doit t’être sensible, d’abord, Lucie, dit-il, mais une fille de bon sens, éveillée comme toi, prendra vite le dessus. C’est nécessaire , tu comprends ; personne n’y peut rien.
– Oh ! ne me parlez pas, maître ! – ne me parlez pas ! » dit-elle de la voix de quelqu’un qui étouffe.
Il persista : « Tu es une jolie fille, Lucie. Je te veux du bien, et je tâcherai de t’avoir une bonne place à la Basse-Rivière. Tournée comme tu l’es, tu trouveras bien vite un autre mari…
– Ah, maître ! si vous vouliez seulement ne pas me parler… pas à présent ! » dit-elle. Il y avait dans l’accent une si poignante angoisse, que le marchand compris que ce n’était pas de son ressort. Il se leva. La femme se retourna et s’ensevelit la tête dans sa mante.
Haley, qui se promenait de long en large, s’arrêtait parfois à la regarder.
« Elle le prend diablement à cœur ! murmura-t-il : mais du moins elle se tient tranquille. Une bonne transpiration, et ça se passera. »
Tom avait assisté au marché, du commencement jusqu’à la fin, et il en avait prévu les conséquences, Pour lui, pauvre noir ignorant, qui n’avait pas appris à généraliser, à élargir ses vues, c’était quelque chose de révoltant, d’horrible ! Instruit par certains ministres de la chrétienté, il en eût mieux jugé, et n’y eût vu qu’un incident journalier d’un commerce légal. Mais, dans son ignorance, Tom,
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