La case de L'oncle Tom
patience, la douce quiétude des manières de Tom, avaient désarmé peu à peu le rude maître, et le nègre jouissait maintenant d’une sorte de liberté sur parole ; il pouvait, dans le bateau, aller et venir à sa fantaisie.
Toujours calme, toujours bienveillant, prompt à prêter la main en toute occurrence aux ouvriers, aux matelots, il s’était fait aimer d’eux, et passait, en grande partie, son temps à les aider, d’aussi bon cœur qu’il avait travaillé naguère à la ferme du Kentucky. Lorsqu’il ne trouvait plus rien à faire, il grimpait sur le tillac, au plus haut de la pile des ballots, et blotti dans le recoin où nous l’avons trouvé, s’y recueillait, heureux d’épeler sa Bible.
À partir de près de quarante lieues au-dessus de la Nouvelle-Orléans, le fleuve, plus élevé que les contrées environnantes, roule le prodigieux volume de ses eaux entre des levées massives, d’environ vingt pieds de hauteur. De la galerie du pont d’un bateau à vapeur, comme du sommet d’une citadelle flottante, le voyageur domine toute une vaste étendue de pays. Tom voyait donc se développer devant lui, de plantations en plantations, le plan de sa future existence.
Il voyait au loin les esclaves au travail ; il voyait s’aligner les longues rangées de cases, toujours à distance de la majestueuse demeure du maître et de ses parcs somptueux ; et à mesure que se déroulait le tableau mouvant, son pauvre cœur insensé, retournait à la ferme du Kentucky, avec ses vieux hêtres touffus ; – à la grande maison, avec ses frais et longs vestibules, et tout proche, à la petite case enfouie sous les roses et les bignonias : là, il revoyait les figures aimées de camarades d’enfance grandis avec lui ; il retrouvait sa vigilante femme hâtant les apprêts de leur repas du soir ; il entendait le joyeux rire des garçons à leurs jeux, et le doux gazouillis de la petite mignonne sur son genou. Puis, il tressaillait soudain ; tout avait disparu, et, glissant le long des deux bords, reparaissaient les interminables champs de canne à sucre, les cyprès, les plantations successives ; tandis que les craquements, les mugissements de la machine, venaient lui rappeler que c’en était fini, à tout jamais fini, de cette phase de sa vie.
En pareil cas, lecteur, vous écririez à votre femme, à vos enfants. Mais Tom ne savait pas écrire – la poste pour lui n’existait point ; jamais un signe, un mot ne franchirait l’abîme de la séparation.
Est-il donc étrange que des larmes vinssent mouiller les pages de sa Bible, alors que la tenant ouverte sur un ballot, suivant d’un doigt patient ligne après ligne, il cherchait à s’en retracer les divines promesses ? Tom avait appris tard ; c’était un lecteur peu expert, et il cheminait pesamment de verset en verset. Son livre de prédilection était heureusement de ceux qui ne perdent rien à être lus avec lenteur : au contraire, chaque mot, pareil à un lingot d’or, doit être pesé à part, afin que l’esprit se pénètre de son inestimable valeur. Ainsi faisait Tom, suivant du doigt chaque syllabe, et la prononçant à demi voix.
« Que-votre-cœur-ne-se-trouble-point. Il-y-a-plusieurs-demeures-dans-la-maison-de-mon-père. Je-m’en-vais-vous-préparer-le-lieu. »
Cicéron, lorsqu’il perdit sa fille unique et chérie, sentit une douleur égale à celle que Tom ressentait – pas plus grande, – car tous deux n’étaient que des hommes. Mais l’orateur romain ne connaissait pas ces sublimes paroles, empreintes d’espérance, et gages certains d’une réunion future. Les eût -il connues, il y a dix à parier contre un qu’il n’eût pas voulu y croire ; – il eut soulevé tout d’abord mille questions sur l’authenticité du texte, sur la fidélité des traducteurs. Pour le pauvre Tom, c’était juste ce qu’il lui fallait, des vérités si évidentes, si divines, que la possibilité d’un doute ne traversât jamais son humble cerveau. Ce devait être vrai ; sinon, comment eût-il trouvé la force de vivre ?
La Bible de Tom, dépourvue de renvois, de notes savantes, avait été enrichie par lui de certains points de reconnaissance, de certains signes de son invention, qui le guidaient plus sûrement que ne l’eussent pu faire les commentaires des érudits. Il avait eu pour coutume de se faire lire la Bible par les enfants de son maître, surtout par le jeune Georgie ; et pendant la lecture, il
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