La chambre maudite
encore.
Depuis une semaine qu’elle acceptait la compagnie de Jacques de Chabannes, elle avait senti rejaillir en elle ces fugaces illuminations d’un autre âge. Peu à peu, au fil de ses visites quotidiennes à la boutique, il avait apprivoisé son sourire, cette rougeur sur ses joues dès lors qu’il attardait un œil gourmand sur son corsage. Isabeau s’était laissé séduire, effrayée et ravie, rebelle et consentante à la fois. Simplement parce que le personnage était plaisant, chaleureux, mais surtout patient et respectueux.
Il la comblait d’attentions à chaque visite, apportant des confiseries, la couvrant d’éloges sur sa mise, ses gestes, son allant. Rudégonde l’avait grondé pour la forme, insistant sur le fait qu’il la négligeait comme toujours, et que, pis, il détournait sa commise de son ouvrage, ce qui sûrement entraînerait un manque à gagner. La Palice éclatait d’un rire sonore, l’enlaçait de façon impertinente et lui plaquait une bise sur la joue avant de glisser une piécette entre ses seins volumineux. Rudégonde se fâchait encore tandis qu’il ponctuait son geste d’un joyeux :
– Voyez, lingère, je vous paie le temps que je vous prends et, s’il me faut le justifier, faites-m’en un calçon et une gorgerette !
Rudégonde gardait l’argent et prenait ses mesures, insistant pour qu’Isabeau tourne le fil autour des mollets, de la taille ou du cou du gentilhomme, et se moquant de sa gêne lorsque ses doigts effleuraient la peau ou la chemise :
– Ma fille, il faut vous activer, sans quoi ce beau galant va nous mettre sur la paille ! Apprenez donc à vous garantir de ses flatteries ou vous ferez mauvais ouvrage.
Elle appuyait les doigts d’Isabeau sur la jambe de La Palice.
– Là ! Voyez, ce n’est pourtant pas sorcier ! Tenez ferme, et s’il vous ennuie, piquez de l’aiguille.
La Palice riait, prenait sa défense d’un claquement de dents en direction de la lingère et suppliait en aparté :
– Ne l’écoutez point, elle a du verbe autant que du cœur. Je suis, ma foi, grâce à elle, plus poincté d’épingles que d’épée et, vous l’avouerez, ce ne sont point des cicatrices flatteuses…
– Taisez-vous donc, messire, ou c’est sur votre bec que je coudrai mon dernier ourlet ! ripostait Rudégonde.
Ce ton permanent de badinage et de jeu complice avait eu raison du mutisme d’Isabeau. Elle avait de l’esprit, elle l’ignorait jusqu’alors. Elle avait fini par rire avec eux, se moquer avec eux, médire aussi, car il ne pouvait à la cour du roi se faire d’autres échos que ces rumeurs piquantes.
Au fur et à mesure que les sous-vêtements de Jacques de Chabannes avançaient en façon, Isabeau se lâchait d’un mot, d’un regard, d’un rire plus appuyé, jusqu’à entrer dans le jeu et répondre sans rougir au beau maréchal des armées. Ses trois amies dans l’arrière-boutique, qui se relayaient pour s’occuper des autres clients s’il en survenait durant l’essayage, ne manquaient pas une occasion le soir venu de noter le changement s’opérant peu à peu sur le visage d’Isabeau. Au point que Françoise avait fini par la prendre affectueusement dans ses bras en lui chuchotant à l’oreille, un soir à la fermeture :
– Le bonheur est tout près, si tu acceptes de réapprendre l’amour dans les bras d’un autre.
Isabeau avait blêmi. Lorsqu’elle s’était retrouvée seule dans sa chambre après s’être séparée de ses amies, elle avait pris conscience de cette évidence. Il ne lui faisait plus aucun doute qu’elle aimait messire de La Palice, mais elle n’avait pas songé à ses mains sur son corps. Elle savait que ses amies avaient gardé son secret ; devait-elle s’en confier à Rudégonde, était-il temps de repousser cet homme, en avait-elle seulement envie ? Lorsqu’elle songeait à l’amour charnel, elle revoyait la violence, la perversité, la souffrance. Pendant quinze années elle s’était baignée chaque jour, encore et encore, pour se laver de cette injure. Elle n’y avait plus pensé depuis son arrivée à Paris. Ici tout était léger, serein, tout lui réchauffait l’âme, le cœur et le corps.
Dans les robes superbes qu’elle portait, elle avait réappris à s’aimer. Ce corps sublimé par les regards appuyés de La Palice, elle l’avait senti renaître. Serait-elle capable le moment venu d’en effacer les cicatrices ? Surtout celle, visible, que le
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