La chambre maudite
écartelé et de guider l’enfantement. Il l’avait fait à plusieurs reprises, chaque fois dans des situations extrêmes, par hasard. Jamais pourtant il n’avait ressenti pareille émotion, pareille fierté.
Il savait que le petiot pouvait être mort-né ou ne survivre que quelques secondes, mais pour cet instant-là, unique, il aurait donné sa vie.
Elle vint au monde alors que le mécanisme s’ouvrait dans leur dos, et tomba entre les mains de Philippus dans un flot de sang. Il coupa le cordon en tremblant, le roula entre ses doigts comme il l’avait appris en Egypte et laissa Loraline s’emparer d’elle comme un animal. La petite fille ne respirait pas. Loraline ne réfléchit pas et n’aurait su dire seulement ce qui la poussa à ce geste, mais de ses doigts elle ouvrit la bouche du nouveau-né et colla la sienne sur son visage. Elle souffla en elle de toutes ses forces restantes. L’instant d’après, l’enfant toussotait et hurlait.
– Il faut partir ! Vite ! affirma Albérie en tendant la forme qu’elle avait apportée. Philippus enleva la petite des mains de sa mère, le cœur serré.
– Les gardes vont venir, amour.
– Allez, assura Loraline en saisissant l’enfant d’une autre dans ses bras.
Le fils de François de Chazeron était joufflu et s’empara du sein gonflé avec voracité, mais Loraline n’y accorda pas la moindre attention. Elle se laissa choir près du mur, toutes ses pensées dans la course d’Albérie vers la chambre d’Antoinette. Si sa manigance échouait, ils seraient perdus.
Lorsqu’un garde apparut et balaya la scène de sa torche, il poussa un cri de surprise et s’empressa de refermer. Si la sorcière s’était accouplée aux loups, le gnome risquait fort de lui robber son âme pour l’offrir à Satan. Il se signa plusieurs fois et se terra dans un coin pour surveiller la porte en tremblant, tout en attendant la relève.
Antoinette dormait bouche ouverte, le visage défait malgré le somnifère qu’Albérie lui avait administré dès la naissance de l’enfant. La dose avait été si forte qu’elle s’était écroulée aussitôt sans avoir seulement le temps de demander s’il était fille ou garçon.
Albérie enveloppa la petiote dans des linges et la coucha contre le sein d’Antoinette en veillant à ce qu’elle trouve la pointe durcie. L’enfant était fraîche et gracile. Albérie secoua la tête en songeant que sans doute elle ne survivrait pas. Peu de prématurés parvenaient au seuil de la première semaine. Malgré cela, elle s’obstina à presser le sein de la châtelaine pour en faire jaillir le lait dans la bouche violacée. L’enfant le refusa à plusieurs reprises, comme si elle sentait que ce n’était pas celui de sa mère, puis finit par refermer ses lèvres sur le bout de chair et se mit à téter, emmitouflée dans la chaleur des linges.
Alors seulement Albérie s’effondra dans un fauteuil. Elle était fatiguée. Fatiguée de ces luttes perpétuelles entre le bien et le mal, entre la survie et sa vie. Elle songeait à sa sœur qui lui avait annoncé sa venue pour le mois d’août. Isabeau voulait tout révéler à Loraline, la ramener à Paris, la présenter à son amant, ce seigneur de La Palice qui la comblait de bienfaits et l’affichait à son bras à la Cour. Albérie songea à ce qu’elle pourrait, elle, avouer à sa sœur de ces jours sans gloire. Isabeau revenait avec la certitude que tout était achevé, qu’elle n’aurait pas à se cacher, que Chazeron était mort depuis longtemps.
Albérie soupira avec lassitude. Pourquoi rien de ce qu’elles avaient prévu ne s’était-il réalisé ? Fallait-il qu’elles soient maudites pour que le mal s’accroche ainsi à elles sans rémission ?
Epuisée de lutter contre des ombres, elle s’endormit à son tour, en espérant de toutes ses forces que Huc reste loin de tout cela. Jusqu’au dénouement.
19
François de Chazeron détourna la tête avec dépit.
– Une fille ! lâcha-t-il comme si cette évidence seule était une injure. Voilà bien ce que vous êtes capable de me donner, ma femme ! J’aurais plus de contentement à adopter un de mes bâtards qu’à vous couvrir encore.
Antoinette resserra son étreinte autour de sa petite Antoinette-Marie, si chétive qu’elle l’avait crue morte, à son réveil ce 2 juillet 1516. Quoi qu’il en fût, elle était prête à tout pour la protéger de la colère de son époux qui
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