La chambre maudite

massacrés lorsque j’avais quatre ans. Ce sont ceux-là qui m’ont recueillie. Je suis une des leurs. Il n’y en a pas un que je n’aime pas.
    –  Quel est ton nom ? demanda encore Isabeau tout en songeant combien l’histoire de la gitane ressemblait à la sienne.
    –  Elvidara, mais tout le monde ici m’appelle Lilvia. Fais-en de même, et tu seras à jamais mon amie.
    –  Je ne l’oublierai pas, Lilvia, assura Isabeau.
    Et ce fut elle qui, devançant la gitane, fit chuter le loquet de la porte. Au milieu de la pièce, Croquemitaine siégeait, maussade sur une chaise à bras surélevée. À ses pieds, assise face à elle, la cour des Miracles attendait son verdict en silence.
    Le regard d’Isabeau s’attarda longuement sur eux, s’arrêtant en dernier lieu sur le roi des fous. Elle avait pris le temps de les voir avec son instinct et son cœur. Lorsqu’elle s’avança en souriant vers le trône, leurs yeux s’éclaircirent. Lorsqu’elle posa sa bouche sur le front de Croquemitaine dont le visage s’illumina, un gigantesque hourra fusa d’une seule voix.
    L’instant d’après ils étaient là, grouillant autour d’elle, lui témoignant chacun à leur manière leurs souhaits de bienvenue. Une fois encore, elle avait trouvé les siens. Elle se tourna vers Lilvia et lui adressa un signe pour l’inviter à la rejoindre. La gitane ne broncha pas. Elle se contenta de sourire en caressant son ventre.
    Alors Isabeau se noya dans la meute. Peut-être pour oublier que, l’espace d’un instant, elle s’était revue de même, avec son ventre rebondi, face à la grotte de Montguerlhe où l’attendaient les loups, sa grand-mère au milieu d’eux hurlant à la pleine lune sous son pelage gris.

11
     
     
     
    Lorsque Antoinette franchit le seuil de la chambre de son époux, ce 10 novembre 1515, l’absence de Philippus la troubla moins que la vue de son époux baignant dans ses régurgitations, pris dans un sommeil lourd qui l’obligeait à ronfler bouche ouverte. Elle en eut un haut-le-cœur et ressortit aussitôt de la pièce sans avoir seulement le courage d’ouvrir la fenêtre pour en chasser l’odeur.
    Elle interrogea sur-le-champ le garde, toujours en faction devant la porte, et celui-ci affirma que le médecin n’avait pas quitté son poste depuis que lui-même avait pris le sien. Perplexe, Antoinette résolut de s’enquérir auprès du valet de Philippus des raisons qui l’avaient poussé à négliger ainsi son malade, non sans avoir auparavant ordonné qu’on bassine et nettoie François, sa chambre et sa literie.
    Tandis qu’elle s’avançait vers le gîte mis à leur disposition, elle s’avisa n’avoir point vu Philippus au moment du matinel. Elle avait des maux de tête depuis le lever, et ce détail, qui eût dû l’inquiéter, ne l’avait pas seulement marquée. Elle se le reprocha. Il se pouvait fort bien que le médecin soit souffrant à son tour. Quand elle frappa à sa porte, sa colère naissante avait fait place à la plus grande commisération.
    Corichon lui ouvrit en bâillant et écarquilla des yeux ronds en l’entendant réclamer des nouvelles de son maître. Sa mutité ne lui permettant pas de réponses précises, il se contenta de l’inviter à entrer d’un geste large.
     
    –  C’est comme s’il avait disparu, Huc ! conclut-elle en laissant retomber ses bras dans un mouvement d’impuissance.
    Le prévôt avait entendu le récit de la châtelaine avec un pincement au cœur. Lorsqu’il l’avait vue débouler dans la salle des gardes, défaite et essoufflée, il avait tout d’abord cru que c’en était fini de son époux, mais Antoinette avait tenu à interroger personnellement le veilleur du premier quart de la nuit. Ensuite, livide, elle l’avait entretenu du mystère, seul.
    Philippus n’avait pas quitté la chambre et cependant il en était absent. Par acquit de conscience, Huc se rendit jusqu’au pied de la tour, examina les empreintes dans la neige de la veille, puis leva les yeux jusqu’à la croisée, acquérant ainsi la certitude qu’aucun humain ne s’était avancé jusque-là. Si Philippus avait pour une raison quelconque sauté de la fenêtre, les traces de son passage seraient encore visibles.
    Tandis qu’Antoinette frémissait à ses côtés en invoquant l’œuvre du diable, une rage sourde gagnait ses tempes au souvenir des interrogations du médecin. Un passage existait bel et bien ainsi que ce dernier l’avait supposé,