La chapelle du Diable
défendit-elle.
— Ma pauvre p’tite sœur... Toé, c’est normal que tu comprennes rien. Le pire
c’est qui en a plein qui disent comme toé... Arvida... Arthur Vining Davis... Y
s’est inventé un nom pour sa ville à partir du sien. Pas barré le monsieur...
C’est qui, Julianna, qui va passer ses journées à travailler pour presque rien ?
Qui va se rendre malade ? Que c’est qui reste quand on travaille dans leur
usine ? Que c’est qui reste pour nos fils ? Quand je suais sur la terre du père,
Julianna, je savais qu’a me reviendrait, pis qu’a serait à Jean-Marie pis à
Elzéar après moé. A me nourrissait, ma terre... Je sacrais peut-être ben souvent
après elle mais elle était à moé... Pis si j’en prenais pas soin, y a rien qu’à
moé que je pouvais m’en prendre. Là, j’vas peut-être ben être obligé, moé itou,
d’y aller travailler dans une bateau d’usine... pis au soir de ma vie, que c’est
qui va me rester, à part d’être ben fatigué ? Rien, Julianna, un gros rien tout
nu... Mais nos riches patrons, eux autres, y vont s’en retourner les poches
pleines mourir aux États en laissant des fortunes à leurs fils qui ont
probablement jamais vu un Canadien français de leur vie pis qui se demandent que
c’est ça mange en hiver c’te bebitte rare-là...
Ti-Georges s’était enflammé et leur avait servi cette longue tirade, le visage
rougeaud. François-Xavier se pencha vers son ami et lui mit une main
compatissante sur l’épaule.
— Ça mange du pain noir... Un Canadien français, ça mange du pain noir, hiver
comme été. Tout le monde sait ça, fit-il en blaguant.
— Je suis d’accord avec Georges, dit Henry. Le gouvernement est en train de
dilapider nos richesses naturelles…
Julianna en eut assez. Ils étaient ennuyants à la fin et beaucoup trop sérieux.
Elle préféra monter se coucher. Ti-Georges avait encore trop bu et il n’y avait
rien qu’elle détestait plus que lorsque cela rendait son frère larmoyant. Elle
se leva et, du bout des lèvres, souhaita bonne nuit aux trois hommes.
Tandis qu’elle quittait la pièce, elle sentit le regard de Henry pesersur elle. Julianna se dit qu’il était aussi charmant que dans
ses souvenirs. Doux, poli, prévenant, il adorait son petit Pierre qu’il gâtait
affreusement. Lorsqu’il posait les yeux sur elle, c’était avec une expression de
pure adoration qui, il fallait bien l’admettre, n’était pas désagréable.
L’avocat la faisait sentir belle et désirable. Pour sa part, François-Xavier ne
semblait s’apercevoir de rien. Dans le fond, cette absence de jalousie la
troublait bien plus que les attentions de Henry. Elle se mit au lit, boudeuse,
sachant que son mari serait long à venir la rejoindre et qu’il ne la
réveillerait pas, se contentant de s’étendre sans bruit à ses côtés.
Henry suivit des yeux la jolie silhouette de Julianna et il imagina la jeune
femme en train de s’apprêter pour la nuit… Le désir le gagna. Il essaya de n’en
rien laisser paraître et fit mine d’écouter ses deux compagnons continuer sur
leur lancée patriotique. La jeune fille qu’il avait connue était devenue une
belle femme. Quand il avait reçu la lettre de Julianna, il était presque tombé à
la renverse de sa chaise. Il avait saisi l’appel au secours de la belle et il
avait compris l’importance de tenir le mari hors du secret. Par hasard, le matin
même, ils venaient de discuter, entre collègues, du dossier de Val-Jalbert.
Personne dans le cabinet n’avait envie d’aller s’occuper de cette cause perdue
de ce village du Lac-Saint-Jean. C’était un secret de Polichinelle que Damase
Jalbert avait vu trop grand en créant son village. Son usine de pâtes et papiers
produisait beaucoup trop ! La demande était de loin inférieure à l’offre. Le
travail d’avocat requis pour ce dossier n’en serait qu’un de paperasse et de
formalités. Henry avait à peine hésité avant de se porter volontaire. Il s’était
dit qu’il en profiterait pour prendre un peu de vacances et découvrir la région
natale de Julianna. En même temps, cette histoire de barrage et de cultivateurs
inondés dont Julianna lui avait parlé l’avait intrigué.
Avant de partir pour Roberval, il avait décidé de faire sa petite enquête sur
cette compagnie et ce rehaussement du niveau du lac Saint-Jean. Ce
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