La Chute Des Géants: Le Siècle
apprendraient à leurs fils à traiter les femmes en
égales et leurs filles deviendraient des êtres volontaires et indépendants.
Peut-être finiraient-ils par se fixer dans un hôtel particulier de Berlin, pour
que leurs enfants puissent fréquenter de bonnes écoles allemandes. Viendrait un
moment où Walter hériterait de Zumwald, la propriété familiale de
Prusse-Orientale. Lorsqu’ils auraient vieilli et que leurs enfants seraient
adultes, ils passeraient de plus en plus de temps à la campagne, à se promener
dans leur domaine en se tenant par la main, à lire le soir venu devant la
cheminée, à méditer sur les changements qu’aurait connus le monde depuis leur
jeunesse.
Maud avait peine à penser à autre
chose. Assise dans son bureau de la chapelle évangélique du Calvaire, les yeux
fixés sur une commande de fournitures médicales, elle se rappela le geste de
Walter portant son doigt à sa bouche sur le seuil du salon de la duchesse. On
commençait à la trouver rêveuse. Le docteur Greenward lui avait demandé si elle
se sentait bien et tante Herm lui avait reproché de ne pas avoir la tête à
ce qu’elle faisait.
Elle s’efforça à nouveau de se
concentrer sur la commande et, cette fois, ce fut un coup frappé à la porte qui
l’en empêcha. « Quelqu’un souhaite te voir », dit tante Herm en
glissant la tête par l’embrasure. Elle semblait un peu impressionnée, et lui
tendit une carte de visite :
Général Otto von Ulrich
Attaché
Ambassade de l’Empire allemand
Carlton House Terrace, Londres
« Le père de Walter ! s’exclama
Maud. Que diable… ?
— Que dois-je lui dire ?
chuchota tante Herm.
— Demandez-lui s’il veut du
thé ou du xérès et faites-le entrer. »
Von Ulrich était en habit de
soirée : veste noire aux revers de satin, gilet de piqué blanc et pantalon
rayé. Son visage rougeaud luisait de transpiration en ce jour d’été. S’il était
plus corpulent que Walter, et nettement moins beau, tous deux avaient en commun
leur maintien militaire, dos droit et menton relevé.
Maud s’obligea à afficher son
insouciance habituelle. « Cher Herr von Ulrich, s’agit-il d’une visite
officielle ?
— Je veux vous parler de mon
fils », déclara-t-il. Son anglais était presque aussi bon que celui de
Walter, mais il avait un accent dont celui-ci était exempt.
« C’est fort aimable à vous
d’en venir tout de suite au fait, répondit Maud avec une nuance de sarcasme qu’il
ne remarqua pas. Veuillez vous asseoir. Lady Hermia va vous faire servir un
rafraîchissement.
— Walter est issu d’une
vieille famille aristocratique.
— Moi aussi, rétorqua Maud.
— Nous sommes
traditionalistes, conservateurs, profondément croyants… peut-être un peu
démodés.
— Exactement comme ma famille. »
La conversation ne se déroulait
pas comme Otto l’avait prévu. « Nous sommes prussiens, ajouta-t-il avec
une légère exaspération dans la voix.
— Ah ! fit Maud, comme
s’il avait abattu ses atouts. Alors que nous, bien sûr, nous sommes
anglo-saxons. »
Elle lui rendait coup pour coup,
comme dans un duel d’esprits, mais elle n’en était pas moins terrifiée. Que
faisait-il ici ? Quel était son but ? Une chose était certaine :
cet entretien n’avait rien d’anodin. Cet homme lui était hostile. Il ferait
tout ce qui était en son pouvoir pour la séparer de Walter, elle en était
persuadée.
Quoi qu’il en soit, il faudrait
plus qu’un peu d’humour pour l’ébranler. « L’Allemagne et l’Angleterre ne
sont pas en bons termes. L’Angleterre courtise nos ennemis, la France et la
Russie. Cela fait d’elle notre adversaire.
— Je suis navrée d’apprendre
que telle est votre opinion. Ce n’est pas celle de tout le monde.
— La vérité ne se décide pas
par vote. » Elle perçut à nouveau la dureté de sa voix. Il n’avait pas l’habitude
d’être contredit, surtout par une femme.
L’infirmière du docteur Greenward
apporta un plateau et servit le thé. Otto attendit qu’elle se soit retirée pour
reprendre : « Il est possible que nous entrions en guerre dans les
semaines à venir. Si nous ne nous affrontons pas à cause de la Serbie, il y
aura bien un autre casus belli. Tôt ou tard, l’Angleterre et l’Allemagne
se disputeront la maîtrise de l’Europe.
— Je suis désolée de vous
savoir aussi pessimiste.
— Beaucoup de gens pensent
comme moi.
— Mais la vérité
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