La Chute Des Géants: Le Siècle
temps. » Elle était à nouveau
au bord des larmes.
Fitz savait qu’elle s’inquiétait
pour son frère et il compatissait. Pourtant des millions de femmes
connaissaient les mêmes tourments. La noblesse devait se montrer stoïque. « Il
paraît que vous vous êtes mise à suivre les offices religieux à l’ambassade
russe pendant que j’étais en France. » Il n’y avait pas d’église orthodoxe
russe à Londres, mais il y avait une chapelle à l’ambassade.
« Qui vous a dit cela ?
— Peu importe !» En
réalité, c’était tante Herm. « Avant notre mariage, je vous ai
demandé de vous convertir à l’Église d’Angleterre, et vous l’avez fait.
— Je ne pensais pas mal
faire en assistant à un ou deux offices, répondit-elle tout bas, en fuyant son
regard. Je suis désolée que cela vous contrarie. »
Fitz se méfiait des représentants
du clergé étrangers. « C’est ce prêtre-là qui vous dit que c’est un péché
de prendre du plaiSir avec votre mari ?
— Bien sûr que non !
Mais quand vous n’êtes pas là, je me sens si seule, si loin de tout ce que j’ai
connu dans mon enfance… C’est un réconfort pour moi d’entendre les cantiques et
les prières russes que je connais si bien. »
Fitz eut pitié d’elle. Cela
devait être difficile, en effet. Il ne pouvait s’imaginer devoir vivre à tout
jamais en terre étrangère. Et il savait aussi, par des amis mariés, qu’il
n’était pas rare qu’une femme se refuse à son mari après avoir donné naissance
à un enfant.
Mais il décida de ne pas céder.
Tout le monde devait faire des sacrifices. Bea pouvait s’estimer heureuse de ne
pas être sous le feu des mitrailleuses. « Je pense avoir accompli mon
devoir à votre égard, dit-il. Quand nous nous sommes mariés, j’ai remboursé les
dettes de votre famille. J’ai fait venir des experts, russes et anglais pour
réorganiser l’exploitation de vos domaines. » Ces experts avaient
conseillé d’assécher les marais afin d’augmenter la superficie des terres
arables, d’entreprendre des sondages de prospection pour voir si le sol ne
renfermait pas du charbon ou un autre minerai, – toutes choses qu’Andreï
n’avait jamais faites. « Ce n’est pas ma faute si votre frère est un
incapable.
— C’est vrai, Fitz,
acquiesça-t-elle. Vous avez tenu toutes vos promesses.
— Je vous demande donc de
faire votre devoir. Nous devons avoir plusieurs héritiers. Si Andreï meurt sans
enfant, notre fils héritera de deux immenses domaines. Il sera l’un des plus
grands propriétaires fonciers du monde. Il nous faut d’autres fils, au cas où
– à Dieu ne plaise – il lui arriverait quelque chose. »
Elle gardait les yeux obstinément
fixés à terre. « Je sais quel est mon devoir. »
Fitz se sentait un peu
malhonnête : il avait évoqué la question de leurs héritiers – et tout
ce qu’il avait dit était vrai –, mais il ne lui avait pas dit qu’il
aspirait à voir son corps tendre s’offrir à lui sur les draps, blancheur contre
blancheur, et ses cheveux blonds épars sur l’oreiller. Il chassa cette vision. « Puisque
vous savez quel est votre devoir, je vous prierai de l’accomplir. La prochaine
fois que j’entrerai dans votre chambre, je compte y être accueilli comme
l’époux affectueux que je suis.
— Oui, Fitz. »
Il sortit, heureux d’avoir mis
les points sur les i. Il n’en éprouvait pas moins un certain malaise, la vague
impression d’avoir fait quelque chose de mal. C’était ridicule : il
s’était contenté de signaler à Bea qu’elle ne se conduisait pas comme il le
fallait et celle-ci avait d’ailleurs accepté ses reproches. C’était ainsi que
les choses devaient se passer, entre mari et femme. Mais il était moins
satisfait de lui qui ne l’aurait dû.
En retrouvant Maud et tante Herm
dans le vestibule, il écarta Bea de son esprit. Il se coiffa de sa casquette
d’uniforme et se jeta un coup d’œil dans le miroir. Ces derniers temps, il
essayait de ne pas penser à son apparence. La balle avait endommagé les muscles
du côté gauche de son visage, et il avait une paupière à demi fermée en
permanence. Il n’était pas vraiment défiguré, néanmoins sa vanité en souffrait.
Il se forçait à rendre grâce au ciel de ne pas avoir perdu la vue.
Sa Cadillac bleue étant restée en
France, il était arrivé à s’en procurer une autre. Le chauffeur connaissait le
chemin :
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