La Chute Des Géants: Le Siècle
trop de temps. Viens te coucher. »
6.
Le soir du lundi 16 avril, Grigori
et Konstantin faisaient partie de la délégation du soviet de Petrograd qui se
rendit à la gare de Finlande pour accueillir Lénine.
La plupart ne l’avaient jamais vu,
car cela faisait presque dix-sept ans qu’il était en exil. Grigori avait onze
ans quand Lénine avait quitté le pays. Mais il le connaissait de réputation,
comme, apparemment, les milliers de personnes qui s’étaient rassemblées à la
gare pour lui souhaiter la bienvenue. Pourquoi tous ces gens ? se
demandait Grigori. Peut-être étaient-ils, comme lui, mécontents du gouvernement
provisoire, méfiants à l’égard de ses ministres bourgeois et déçus que la
guerre continue.
La gare de Finlande était située
dans le quartier de Vyborg, près des usines textiles et de la caserne du 1 er régiment
de mitrailleurs. Il y avait foule sur la place. Grigori ne craignait aucun coup
fourré, mais il avait demandé à Isaak de faire venir une ou deux sections et
quelques véhicules blindés, pour parer à toute éventualité. Sur le toit de la
gare, quelqu’un s’amusait à promener un projecteur sur la masse de gens qui
attendaient dans le noir.
À l’intérieur, la salle des pas
perdus grouillait d’ouvriers et de soldats brandissant des drapeaux rouges et
des banderoles. Une fanfare jouait. À minuit moins vingt, deux unités de marins
formèrent une garde d’honneur sur le quai. La délégation du soviet patientait
dans la grandiose salle d’attente autrefois réservée au tsar et à la famille
royale, mais Grigori rejoignit la foule sur le quai.
Il était à peu près minuit quand
Konstantin désigna la voie de chemin de fer. En suivant la direction de son
doigt, Grigori aperçut au loin les lumières d’un train. Une rumeur d’impatience
parcourut la foule. Le train entra en gare en crachant de la fumée et s’arrêta
dans un grincement de freins. La locomotive portait le numéro 293, peint
sur le métal.
Au bout d’un moment, un petit
homme râblé en manteau de laine croisé et chapeau mou descendit du train. Cela
ne pouvait pas être Lénine, se dit Grigori. Tout de même, il ne s’habillerait
pas en bourgeois ! Une jeune femme s’avança et lui tendit un bouquet, qu’il
accepta d’un air renfrogné. C’était bien Lénine.
Lev Kamenev se tenait derrière
lui. Le comité central bolchevik l’avait envoyé rejoindre Lénine à la frontière
pour régler les difficultés éventuelles. En réalité, Lénine l’avait franchie
sans encombre. Kamenev l’invita d’un geste de la main à se rendre dans la salle
d’attente royale.
Lénine lui tourna le dos assez
grossièrement pour s’adresser aux marins. « Camarades ! On vous a
trompés ! Vous avez fait la révolution et ses fruits vous ont été volés
par les traîtres du gouvernement provisoire ! »
Kamenev blêmit. À gauche, presque
tout le monde avait décidé de soutenir le gouvernement provisoire, au moins
temporairement.
Grigori, lui, était ravi. Il ne
croyait pas à la démocratie bourgeoise. Le parlement autorisé par le tsar en
1905 avait été un leurre ; il avait perdu tout pouvoir dès que le calme
était revenu et que les grévistes avaient repris le travail. Le gouvernement
provisoire prenait le même chemin.
Voilà au moins quelqu’un qui
avait le courage de le dire.
Grigori et Konstantin suivirent
Lénine dans la salle d’attente. La foule se pressa derrière eux et la salle fut
bientôt bondée. Nikolaï Tchkeidze, le président du soviet de Petrograd, un
homme chauve et chafouin, s’avança. Il serra la main de Lénine et déclara :
« Au nom du soviet de Petrograd et de la révolution, nous saluons votre
retour en Russie. Mais… »
Grigori regarda Konstantin d’un
air étonné. Ce « mais » semblait bien malvenu au début d’un discours
de bienvenue. Konstantin haussa ses épaules osseuses.
« Mais nous pensons que la
tâche prioritaire de la démocratie révolutionnaire est de défendre notre
révolution contre toutes les attaques… » Tchkeidze s’interrompit avant de
préciser avec emphase : «… internes ou externes. »
Konstantin murmura : « Ce
n’est pas un message de bienvenue, c’est un avertissement.
— Nous croyons que pour y
parvenir, il faut non la division, mais l’unité de tous les révolutionnaires.
Nous espérons qu’en accord avec nous, vous poursuivrez ces objectifs. »
Quelques membres de la
Weitere Kostenlose Bücher