La Chute Des Géants: Le Siècle
qui avait affirmé à Fritz qu’elle comprendrait son erreur dès qu’elle
aurait rencontré un véritable homme à poigne. Pauvre Lowthie, elle s’était
chargée de lui faire comprendre son erreur.
Walter l’aimait telle qu’elle
était. Elle pouvait faire ce qu’elle voulait, il était sous le charme. Si elle
défendait des opinions extrémistes, il était impressionné par la force de ses
arguments ; quand elle scandalisait la bonne société en aidant des mères
sans mari et leurs enfants, il admirait son courage ; et il adorait ses
tenues audacieuses.
Les riches Anglais de la classe
supérieure qui s’accommodaient de l’organisation actuelle de la société
barbaient Maud. Walter n’était pas comme eux. Pour un homme issu d’une famille
allemande conservatrice, il était étonnamment radical. Depuis sa place, au fond
de la loge de son frère à l’opéra, elle apercevait Walter à l’orchestre, en
compagnie d’un petit groupe de membres de l’ambassade d’Allemagne. Il n’avait
pas l’air d’un rebelle avec ses cheveux soigneusement coiffés, sa moustache
soignée et sa tenue de soirée seyante. Même assis, il se tenait parfaitement
droit, les épaules en arrière. Il regardait la scène avec une concentration
absolue tandis que Don Giovanni, accusé d’avoir cherché à violer une petite
paysanne, prétendait insolemment avoir pris son valet, Leporello, sur le fait.
En réalité, songea-t-elle, le
terme de « rebelle » convenait mal à Walter. Malgré son ouverture d’esprit
peu commune, il se montrait parfois conventionnel. Il était fier de la grande
tradition musicale des peuples germaniques et s’irritait de voir le public
londonien blasé arriver en retard, bavarder pendant le spectacle et partir
avant la fin. Il se serait agacé d’entendre Fitz, en ce moment précis, faire à
son ami Bing Westhampton des commentaires sur les formes de la soprano et Bea
bavarder avec la duchesse du Sussex à propos de la boutique de Mrs Lucille,
Hanover Square, où elles achetaient leurs robes. Maud n’avait aucun mal à
deviner ce que dirait Walter : « Ils n’écoutent la musique que quand
ils sont à court de ragots ! »
Maud partageait son avis, mais
ils étaient minoritaires. Pour la plupart des membres de la haute société
londonienne, aller à l’opéra n’était que prétexte à faire étalage de tenues et
de bijoux. Tout le monde se tut pourtant quand, vers la fin du premier acte,
Don Giovanni menaça de tuer Leporello et qu’un orage de timbales et de
contrebasses retentit. Puis, avec son insouciance coutumière, Don Giovanni
libéra Leporello et s’éloigna d’un pas leste, les mettant tous au défi de l’en
empêcher. Le rideau tomba.
Walter se leva immédiatement,
tourna les yeux vers leur loge et agita le bras. Fitz répondit à son geste. « C’est
von Ulrich, dit-il à Bing. Ces Allemands ne se sentent plus de joie depuis qu’ils
ont mis les Américains en fâcheuse posture au Mexique. »
Bing, un joyeux drille aux
cheveux bouclés, lointain parent de la famille royale, était un émule de don
Juan. Il ne connaissait pas grand-chose aux affaires du monde, passant le plus
clair de son temps à jouer et à boire dans les capitales européennes. Il fronça
les sourcils, intrigué : « En quoi le Mexique intéresse-t-il les
Allemands ?
— Bonne question, répondit
Fitz. S’ils s’imaginent pouvoir obtenir des colonies en Amérique du Sud, ils se
font des illusions : les Américains ne les laisseront jamais faire. »
Maud quitta la loge et descendit
le grand escalier, hochant la tête et distribuant des sourires sur son passage.
Elle connaissait une bonne moitié des gens qui se trouvaient là : la haute
société londonienne formait un cercle étonnamment réduit. Sur le palier
recouvert d’un tapis rouge, elle croisa plusieurs personnes qui entouraient la
silhouette menue et fringante de David Lloyd George , chancelier de l’Échiquier.
« Bonsoir, Lady Maud, lança-t-il avec l’étincelle qui illuminait ses
yeux bleu vif dès qu’il s’adressait à une jolie femme. Il paraît que la
réception de votre frère s’est bien passée. » Il avait l’accent nasillard
du Nord du pays de Galles, moins musical que les inflexions chantantes du Sud.
« Mais cette explosion dans la mine d’Aberowen, quelle affreuse tragédie !
— Les familles des victimes
ont été très réconfortées par les condoléances du roi », ajouta Maud.
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