La colère du lac
dégotée pour une bouchée de pain. Ou
pour donner des explications à sa femme lorsqu’il désirait prolonger son séjour
à Québec un peu plus longtemps que l’achat de marchandises ne le justifiait…
D’ailleurs, on appelait ça déformer la vérité, ce n’était pas pareil ! Comme
avec Joséphine ! C’était vrai qu’il était malade, ses poumons étaient en train
de le lâcher, petit à petit, inexorablement, et probablement que viendrait le
temps où il cracherait effectivement rouge dans son mouchoir, alors où était le
mal ?
— Vois-tu, Joséphine… continua le père en lâchant le bras pour se concentrer
cette fois sur la main potelée de sa fille qu’il recouvrit de lasienne.
« Ah la vieillesse ! » pensa-t-il en remarquant sa peau transparente, veinée,
tachetée, une main plus bonne à grand-chose d’ailleurs. Quand était-ce arrivé ?
Comment ? Est-ce qu’on se lève un matin et tout d’un coup on est vieux ? Il se
sentait ainsi… Probable que si Joséphine avait eu un prétendant sérieux, disons
juste l’année dernière, il n’aurait émis aucune objection et l’aurait laissée
partir, avec son trousseau, ses meubles et ses souvenirs, fonder sa propre
famille. L’année dernière, il se sentait fort, indépendant, invulnérable…
jeune.
— … oui, vois-tu, quand on sent son heure arriver, y faut savoir se remettre
entre les mains du Bon Dieu. Pis c’est le temps aussi de mettre sa vie su’a
balance. J’ai toujours été un bon père…
— Ben sûr, admit Joséphine.
— J’ai toujours pourvu à tous vos besoins, vous avez toujours eu quelque chose
su’a table…
— Ben oui, voyons, pourquoi vous parlez de même à matin, vous là ?
s’inquiéta-t-elle.
— Parce que j’veux que tu m’promettes de pas m’laisser. De rester avec moé…
jusqu’à la fin.
— C’est ben certain son père que…
— Laisse-moé finir, l’interrompit-il. J’le sais que j’te demande un ben grand
sacrifice, mais j’pense que c’est pas pour rien que le Bon Dieu t’a faite
vieille fille.
Une petite quinte de toux… Accentuer la pression sur la main…
Il avait toujours obtenu tout ce qu’il désirait en manipulant les gens… Depuis
qu’il était tout petit d’ailleurs… Cela venait probablement du fait que sa
naissance était survenue quatre ans après celle de la septième et dernière
fille. Très tôt, il s’était rendu compte que ni sa vieille mère ni ses grandes
sœurs ne résistaient aux suppliques de l’unique garçon de la famille. Au fil des
ans, il était passé maître dansl’art du chantage émotif.
Bon, ce n’était pas tout de ferrer le poisson, encore fallait-il le sortir de
l’eau sans l’échapper !
— J’m’en va te dire un secret, ma fille… Les dernières paroles que ta pauvre
mère m’a dites avant de mourir…
Joséphine avait les larmes aux yeux. Ainsi, le fait qu’un mari ne se présente
jamais pour elle n’aurait pas été dû à son manque de beauté, mais à la volonté
de Dieu qui en appelait à son esprit de sacrifice ? Elle n’avait jamais vu les
choses sous cet angle… Elle s’était toujours dévouée à sa famille. Elle avait
secondé sa mère de son vivant et l’avait tout naturellement remplacée lors du
décès de celle-ci. Qu’avait-elle pu confier à son père ? Elle n’en avait aucune
idée… Elle essuya furtivement une larme qui s’était échappée et se concentra sur
le secret que son père s’apprêtait à lui dévoiler.
— T’avais quoi, douze ans à la mort de ta mère ?
Joséphine acquiesça silencieusement.
— Ta mère t’appelait son rayon de soleil… A me disait tout le temps : « Cette
enfant-là est pas comme les autres. A l’a si bon caractère, une vraie bonne
pâte. Pour moi, c’est un ange ».
Un silence se fit. Le père semblait parti dans le monde de ses souvenirs.
Enfin, il reprit :
— Le jour de sa mort, ta mère m’a dit : « Maudite maladie, j’me sus battue
autant que j’ai pu… Au moins j’pars pas inquiète. J’te laisse mon rayon de
soleil, notre Joséphine, pour prendre soin de vous autres. Astheure, chus sûre
que c’est un ange, pis a va veiller sur toé jusqu’à ce que tu viennes me
rejoindre au ciel. »
Pour la première fois, il se sentit un peu coupable et même mal à l’aise de
mentir ainsi à propos d’une défunte. Mais
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