La colère du lac
présence de la religieuse. Elle craignait toujours
que quelqu’un découvre la supercherie, qu’on la condamne etla
montre du doigt en public… Sa vie serait finie, elle devrait s’enfuir ou… Elle
alla au-devant de celle qui l’employait. Qu’est-ce qui se passait ? Cela
l’intriguait et l’inquiétait en même temps.
— Oui, ma mère ? demanda poliment Joséphine.
— Faites aligner les enfants, en silence et en ordre, ordonna la
religieuse.
— Faire aligner les enfants ? s’étonna la jeune fille. Mais pourquoi ?
— Ce n’est pas le temps de discuter, mademoiselle Mailloux, répliqua la
religieuse sèchement.
Puis, claquant dans ses mains :
— Allons, dépêchons, dépêchons ! Les filles d’un côté, les garçons de l’autre.
J’espère que ces petits ont les ongles et le visage propres, mademoiselle
Mailloux ?
— Euh, oui ma mère.
Joséphine s’empressa de mettre les enfants en rang, rectifiant une tenue ici et
là, passant un doigt mouillé de salive sur une joue tachée, lissant une mèche
rebelle. Ce devait être une visite importante, peut-être celle de l’évêque ?
Mais non, c’était impossible.
— Mais dépêchez-vous, voyons ! s’impatienta la mère supérieure. Monsieur et
madame Rousseau sont pressés… Bon, allez, ça suffit. Que l’on fasse le silence,
exigea-t-elle.
Une fillette se mit à pleurnicher. La religieuse lui lança un regard mauvais.
Joséphine se hâta et prit place derrière la petite fille, la réconfortant par
une douce pression sur l’épaule. Les garçons, en face, réussirent tant bien que
mal à se tenir en ligne droite, les plus vieux fanfaronnant et jouant du coude
en se demandant qui étaient ces Rousseaux.
— Pour la dernière fois, je veux le silence, gronda la directrice de
l’orphelinat.
Tous les enfants, en rang d’oignons, obéirent et cette fois se tinrentsilencieux. Puis, tous les regards convergèrent vers l’homme et
la femme que la religieuse invitait poliment à entrer dans la pièce. Joséphine
examina le couple. À leur allure, ils ne devaient pas être bien, bien riches,
des colons sûrement. Le pantalon de laine foulée de l’homme et la robe sans
dentelles de la femme en témoignaient. Assez âgés aussi, bien que… enfin, ils
avaient certainement une dizaine d’années de plus qu’elle. Le monsieur, plutôt
petit, les cheveux bruns frisés, semblait très mal à l’aise et ne cessait de
tripoter une blague à tabac, qui pendait mollement, accrochée à l’une de ses
bretelles de pantalon. Tantôt il l’enfouissait dans sa poche, pour la ressortir
à peine deux secondes plus tard, comme s’il résistait à une terrible envie de
fumer à laquelle il passait proche, à tout moment, de succomber. C’était un
homme à l’allure ordinaire mais qui avait un visage honnête et sympathique. Son
épouse, au contraire, était flamboyante. Très belle, une magnifique chevelure
rousse la couronnant, la femme d’une trentaine d’années époustouflait par son
allure royale. Cependant, Joséphine détesta d’emblée madame Rousseau. Elle était
étrange, manquant de naturel. Toute habillée de noir, elle ressemblait à une de
ces corneilles qui, du haut d’un poteau de clôture, vous regardent et dont
Joséphine s’était toujours demandé s’il ne s’agissait pas là d’un autre
déguisement du diable… Joséphine ne put réprimer un frisson de répulsion envers
cette femme. La façon qu’elle avait de passer devant les enfants, leur prenant
le visage, l’un après l’autre, le scrutant, comme si elle cherchait à
reconnaître quelqu’un.
Mais, que voulait dire tout ce manège ? s’interrogeait Joséphine. Il ne pouvait
y avoir qu’une explication : ce couple, ces Rousseau, venait adopter un enfant.
Et comme ils se désintéressaient complètement des filles, il était évident que
seul un garçon les intéressait. Son cœur se serra d’appréhension. C’était la
première fois depuis son engagement qu’un tel événement se produisait… Oh, il y
avait eu des plus grandsqui étaient partis au noviciat, pris en
charge par les écoles des frères ou par les trappistes, mais que la mère
supérieure fasse montrer les enfants, c’était une première. Elle eut la
confirmation de ses doutes lorsque l’homme du couple s’adressa à la
religieuse :
— C’est ma femme qui va
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