La colère du lac
on doit partir. Viens
Rose-Élise, dit-il en aidant sa femme à se relever. Tu l’sais que tu relèves de
maladie, c’est pas raisonnable de t’fatiguer longtemps comme ça, pis on a un
grand voyage demain.
— Mais, j’veux cet enfant… c’est celui-là que j’préfère. Y est roux lui
aussi !
— Oui, oui… chus ben d’accord pour ce garçon. Bon, j’sais pas si y a des
affaires à régler ou à payer… demanda-t-il en s’adressant à la religieuse.
— Allons dans mon bureau, répondit-elle, heureuse du choix.
— On va venir le chercher ben de bonne heure demain. On prend le train à sept
heures. Viens Rose-Élise, j’ai plein de détails à régler encore… Allons, viens,
insista-t-il.
— Suivez-moi, ça ne sera pas très long, juste quelques
formalités et j’vous raccompagne, mon cher monsieur Rousseau, offrit la
religieuse.
— Merci pour toute, ma mère. Viens Rose-Élise, s’impatienta-t-il.
— On va être heureux ensemble, mon Xavier, tu vas voir, souffla la femme à
l’enfant avant de suivre son mari et la religieuse hors de la salle.
Joséphine était déchirée et restait là, debout, son fils dans les bras,
complètement estomaquée. « Non, c’est pas vrai, c’est pas vrai ! se
répétait-elle. C’est un mauvais rêve… Non… »
— Fifine, c’est qui la madame ? C’est-y ma maman ?
Mais François s’interrompit brusquement en voyant les larmes jaillir des yeux
de Joséphine.
— Tu pleures ?
Les autres enfants les entouraient maintenant et tous se tenaient cois devant
la peine évidente de leur protectrice. Ils étaient désemparés, ils ne l’avaient
jamais vue pleurer et en plus personne ne comprenait pourquoi. Parce que
François se faisait adopter ? Mais c’était le rêve de tous ici ! François se
tortilla et descendit par terre. Attrapant le bord de la jupe de Joséphine, il
la tira vers la chaise berçante, quittée un peu plus tôt.
— Viens Fifine, viens finir de conter l’histoire du chevalier. J’me souviens où
t’étais rendue.
Atterrée, Joséphine se laissa entraîner, puis pousser dans la chaise. François
regrimpa sur ses genoux, tandis que les autres enfants reprenaient également
leur place par terre.
Doucement, François essuya maladroitement les larmes coulant sur le visage
défait de Joséphine et de sa petite voix, il la consola :
— Fifine, pleure pas, moé j’veux pas qu’a soit ma maman. Pleure pus… Moé,
j’veux que ce soit toé, ma maman…
Elle baissa les yeux sur son enfant…
Son fils, son fils était adopté, ils viendraient le lui prendre
demain matin et elle ne pouvait rien faire pour les en empêcher, rien. Elle ne
le reverrait jamais plus, oh Seigneur, non ! Lentement, elle regarda autour
d’elle et comprit l’image pitoyable qu’elle offrait en remarquant l’état
d’inquiétude dans lequel ses petits poussins étaient. Elle devait se reprendre…
« Seigneur Dieu tout puissant, donnez-moi la force d’accepter cette nouvelle
épreuve. Aidez-moi à trouver les bons mots à dire à François. Pardonnez-moi
d’avoir été égoïste pis d’avoir voulu le garder pour moi, enfermé, dans cet
orphelinat… Oui, je l’aime assez pour le laisser partir, oui, comme dans
l’histoire de Salomon… »
— T’en fais pas, François, parvint-elle à répondre avec un sourire vacillant.
Joséphine pleure presque pus maintenant… C’est juste qu’a l’est ben contente
pour toé, parce que tu vas avoir enfin une famille… Un papa, une… maman.
Joséphine ravala un sanglot. Que ça faisait mal, on lui arrachait le cœur, les
entrailles, une deuxième fois. Être éventrée vivante eut été moins
souffrant.
— On va faire une prière au p’tit Jésus, tous ensemble, pis on va y demander
que François, y soit ben heureux dans sa nouvelle vie…
Pauvre François, il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait ! Et c’est à
contrecœur et apeuré qu’il suivait, malgré lui, ses nouveaux parents. Les
Rousseau, originaires de La Malbaie, avaient tout vendu pour acquérir, trois ans
auparavant, cinq lots sur la Pointe-Taillon, une presqu’île du lac Saint-Jean.
La Pointe, comme on la désignait communément, était un endroit de colonisation
très recherché. On y venait des États-Unis et même de l’autre continent pour y
faire son avenir. Les dépliants vantaient la beauté exceptionnelle
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