La colère du lac
n’en avait toujours fait qu’à sa tête.
— Maman avait ben raison de t’appeler son mouton noir… pensa tout haut
Anna.
— C’est tout ce que tu trouves à dire !
Elle avait espéré un peu de réconfort de la seule personne au monde qui ne la
jugeait pas. Mais il était vrai qu’Anna ne savait pas tout… Il y a des choses
qu’on ne peut dire à personne, pas même à sa propre sœur.
— Ah, non, Léonie pleure pas ! Mais que c’est que tu veux que
j’te dise ? T’es toujours si compliquée ! s’emporta Anna. T’aurais pu choisir un
bon gars pis te marier, y en avait plein qui te tournaient autour, c’était pas
le choix qui manquait ! Pis aujourd’hui tu te retrouverais pas vieille fille pis
pas d’enfant !
— Oh Anna ! gémit Léonie en pleurant de plus belle, mais y avait promis de me
marier !
— Je l’sais, je l’sais pis y te couvrait de cadeaux, de bijoux pis de robes… Y
avait de quoi étourdir une femme ! concéda Anna en prenant sa jeune sœur par les
épaules. Allez, pleure pus. J’aurais succombé moé aussi si un riche Américain
s’était mis à mes pieds comme ça.
— Toé ? Jamais ! T’es la droiture même. Aide-moé Anna, j’sais pus quoi faire,
t’es comme ma deuxième mère, aide-moé !
— Tu vas commencer par arrêter de pleurer, pis tu vas oublier cet homme-là. Y
en vaut pas la peine.
Léonie réussit à sourire à travers ses larmes. Tendrement, elle regarda sa
sœur. Elles avaient douze ans de différence et depuis qu’elle était toute
petite, Anna l’avait toujours défendue et protégée envers et contre tous.
— Pis après, quand tu vas t’en retourner à Roberval cet été, continua son
aînée, en lui caressant tendrement les cheveux, tu vas mettre fin aux commérages
en fondant une famille, pas plus compliqué que ça !
— Pis avec qui s’il te plaît ?
— Ben attends que j’y pense. Oh oui ! Je l’ai ! Que dirais-tu du fils à m’sieur
Plourde, celui qui travaille à la ferblanterie ? T’aurais p’t-être des enfants
aux yeux croches par exemple !
Et toutes deux éclatèrent de rire à la pensée du pauvre Georges Plourde qui
louchait autant qu’il bégayait.
— Quand penses-tu qu’Alphonse va descendre des chantiers ?
demanda soudain Léonie, redevenue sérieuse.
— J’espère qu’y va être là pour le bébé, mais ça m’étonnerait…
— Tu sais comme ton mari endure pas que je vienne icitte…
— Ah Léonie ! Que chus fatiguée de vous savoir à couteaux tirés tous les deux,
vous pourriez pas faire la paix, non ?
— Chus désolée, Anna, mais j’pense pas qu’on s’entende jamais, ton mari pis
moé.
— J’ai jamais compris pourquoi en plus, dit tristement Anna. V’là une couple
d’années, tu passais ton temps à venir te promener chez nous, pis astheure, tu
viens juste quand y est pas là.
— Anna, j’te l’ai dit, Alphonse, y aime pas me savoir sous son toit… Y me
considère comme une femme de mauvaise vie.
— Alphonse a jamais pensé ça ! C’est sûr que si tu venais vivre avec nous
définitivement, les gens oublieraient les ragots, pis tout rentrerait dans
l’ordre, tu verrais.
— On pardonne aux hommes, Anna, pas aux femmes !
— T’exagères encore, p’tite sœur !
— Non, c’est vrai ! Souviens-toé de ce qui est arrivé à la maîtresse d’école du
rang quatre à Saint-Thomas. On l’avait retrouvée au p’tit matin, battue pis…
tout le reste… ben tu sais quoi ? Personne a pus jamais osé la regarder en
pleine face. A l’a été obligée d’arrêter d’enseigner pis de partir se cacher on
sait pas où. On lui a jamais pardonné pis c’était même pas de sa faute. Alors,
imagine-moé…
— C’est une vieille histoire à ma grand-mère ! déclara Anna en haussant les
épaules.
— Les vieilles histoires, ça existe pas, répondit Léonie. Pas pour ceux à qui
c’est arrivé en tous cas…
Dans sa tête, Léonie se retrouva projetée en arrière dans le
temps et l’affreux souvenir s’imposa à elle, aussi net et clair que si c’était
arrivé hier. Elle était ici même, dans cette pièce, en pleine nuit, penchée sur
le berceau dans lequel pleurait le petit dernier de sa sœur. Elle essayait de
l’endormir, chantonnant doucement une berceuse, quand Alphonse était entré
bruyamment. Il revenait de veiller chez un voisin et
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