La colère du lac
ans, rien n’avait
changé.
— Bonjour Alphonse, c’est moé, Léonie, s’annonça-t-elle quand elle fut certaine
de son calme retrouvé. Si tu dors, j’peux revenir plus tard, ajouta-t-elle comme
son beau-frère lui tournait toujours le dos, allongé dans son lit.
— J’dors pas, marmonna Alphonse sans bouger.
— Bel accueil, merci, c’est ben plaisant ! Si tu veux, on peut s’en retourner
aussi vite, Julianna pis moé, se fâcha Léonie. Non mais, y a un boutte à toute !
s’emporta-t-elle en s’avançant vers le lit. Pour qui tu te prends pour me
traiter de même, Alphonse Gagné ! Tu sauras que j’étais pas obligée pantoute de
répondre à ton appel, ça fait que retourne-toé tusuite vers moé, tu
m’entends ?
Alphonse remua et se retourna lentement vers sa belle-sœur. Comme il avait
vieilli ! Amaigri, presque chauve, l’homme n’avait plus rien de comparable avec
l’image conservée dans son souvenir. Il ne portait plus la moustache et une
courte barbe aux poils blancs creusait ses joues.
— Toujours aussi soupe au lait, Léonie, murmura-t-il. Pis toujours aussi
belle…
Léonie resta silencieuse, essayant d’assimiler le choc de la nouvelle apparence
d’Alphonse.
— Comme ça, tu as emmené la p’tite avec toé ?
— Oui, est venue, répondit Léonie. Oh ! pas de gaieté de cœur, mais j’ai pu la
décider. J’ai cru comprendre que c’est important pour toé, reprit-elle
sèchement. J’me demande ben pourquoi !
— Ferme la porte pis assis-toé, Léonie, dit Alphonse en se redressant contre
ses oreillers. J’sais qu’on s’est jamais ben entendu tous les deux…
— C’est le moins qu’on puisse dire ! le coupa-t-elle ironique.
— Mais pour une fois, on pourrait faire un effort.
— Anna m’a déjà demandé la même chose y a de ça des années… rappela Léonie en
allant fermer la porte.
— Ma chère Anna, je l’aimais tant… avoua Alphonse en fermant les yeux. Toé,
j’te désirais… souffla-t-il après un court instant. Pis ça m’rendait
malade.
Un lourd silence suivit cette déclaration. Léonie s’attendait à
tout sauf à ce qu’Alphonse entre dans le vif du sujet ainsi. Elle resta sans
voix.
— Avant de mourir, Léonie, j’ai du ménage à faire ici-bas, à commencer par les
excuses que j’te dois.
Léonie ne trouva rien à dire. Elle avait espéré, rêvé du jour où viendrait sa
vengeance, quand Alphonse se traînerait à ses pieds de remords, mais, maintenant
qu’il était là, vieux, malade, repentant, elle ne réagissait même pas !
Tout ce qu’elle trouva à faire fut de s’asseoir comme son beau-frère l’y avait
invitée auparavant et de laisser couler ses larmes.
— Oui, reprit Alphonse, j’m’excuse Léonie de t’avoir si mal traitée. Tu vois,
continua-t-il après une légère hésitation, j’croyais que t’étais une mauvaise
nature. Les gens jasaient sur ton compte, y avait même des gars au chantier qui
avaient entendu parler de toé et qui m’demandaient, sachant que t’étais de ma
famille, si j’pouvais pas leur décrocher un rendez-vous galant avec toé. Tu vois
ce que j’veux dire…
— Mais…
— Non, laisse-moé continuer. Tu vivais avec un homme dans le péché, tout le
monde le savait ! C’est dur à vivre une mauvaise réputation dans une famille !
Quand, en plus, cette fille, a te réveille la nuitte en sueur, ben dur, parce
que tu l’as imaginée en train de te faire ce que les gars pensent qu’a fait à
son Anglais, ben là, c’est pus vivable. Maudite boisson… À la mort d’Anna, quand
tu m’as appris qu’a t’avait demandé pour être marraine et qu’a t’avait suppliée
d’amener la p’tite avec toé, j’l’ai pas supporté, Léonie, j’l’ai pas
supporté…
— Tu sauras jamais comment tu m’as fait mal, gémit Léonie. C’est ma sœur qui
est morte ce jour-là, pas juste ta femme !
Léonie se frappa la poitrine de ses mains.
— Pis ce que tu m’as fait… c’était… c’était…
— J’m’en souviens à peine, Léonie, de cette nuit-là, à peine si
j’te revois à genoux.
— Tais-toé ! cria Léonie.
— Pardonne-moé, c’est tout ce que j’peux faire maintenant. Léonie, on peut pas
revenir en arrière. Mais, si tu me pardonnes, j’pourrai partir d’icitte
tranquille. Pis j’dois t’dire merci aussi d’avoir pris soin du bébé
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