La complainte de l'ange noir

peine de mort.
    Gurney leva la main.
    — Ils seront arrêtés, promit-il.
    Il lança un coup d’oeil comminatoire aux jurés, puis aux paysans qui, massés dans la nef, proféraient des menaces à voix basse.
    — Ils ont droit à un jugement équitable et ils l’auront ! s’écria-t-il d’une voix ferme.
    D’ardentes protestations se firent entendre.
    — La séance est levée, décréta Gurney avant de fouiller dans son aumônière et de placer deux pièces d’argent sur la table. Voici pour Fulke ; qu’il paie l’enterrement de sa fille ! Je donnerai au père Augustin de quoi dire des messes pour le repos de son âme d’ici jusqu’à Pâques.
    Tel un essaim d’abeilles, les villageois s’agglutinèrent bruyamment autour des jurés à qui ils donnèrent de grandes claques dans le dos avant de sortir de l’église. Le père Augustin, murmurant que d’autres tâches l’attendaient, passa son compte rendu à Gurney et s’empressa de suivre ses paroissiens.
    D’un geste, le seigneur ordonna à Catchpole de s’approcher :
    — Prenez des gardes avec vous et allez arrêter Gunhilda et Gilbert. Les villageois sont maintenant à l’auberge Aux Feux de la Saint-Jean en train de se soûler de bière ; pourvu que nous ayons le temps de procéder à l’arrestation avant qu’ils ne décident de faire justice eux-mêmes !
    Catchpole s’éloigna à grands pas. Gurney s’étira et observa Corbett.
    — Eh bien, Hugh, quelle journée !
    — Oui ! Et ce n’est pas fini !
    Corbett, lèvres pincées, regarda la porte de l’église. « Vos paysans, pensa-t-il, crient vengeance ! »
    — Rentrez-vous au manoir, Hugh ?
    — Pas tout de suite. Le jour tire à sa fin. J’aimerais visiter les environs avant la tombée de la nuit.
    Après avoir pris congé de leur hôte, Corbett, Maltote et Ranulf, plus taciturne que d’habitude, allèrent récupérer leurs chevaux qui paissaient paisiblement dans un petit pré, derrière le presbytère. Ils retraversèrent le bourg. Corbett, chevauchant en tête, remarqua les chaumières aux murs chaulés et les courtils attenants. « Un village prospère, florissant », songea-t-il. Et pourtant il sentait l’étreinte glacée de la mort violente. L’endroit était désert. Les femmes se calfeutraient chez elles avec leurs enfants, les hommes restaient dans la taverne en face du pré communal et de l’étang gelé.
    Certains villageois, à la porte, aperçurent le clerc et le saluèrent à haute voix. Corbett, de sa main gantée, répondit à leur salut. Il vit Fitzosborne quitter sa demeure, un bâtiment aux poutres apparentes, fraîchement repeint, et il s’interrogea sur la richesse récente du bailli. Plus loin s’élevait la boulangerie à l’humble enseigne bariolée, représentant trois pains mollets sur un plat d’argent. Corbett se serait arrêté, mais la maison était fermée, les volets clos, comme si la mort de la jeune fille avait rappelé au boulanger sa propre tragédie. Au sortir du village, il emprunta le sentier de la falaise.
    La brume, entre chien et loup, tourbillonnait au-dessus des rouleaux furieux qui s’élançaient à l’assaut de la grève, à marée descendante. Le cri lancinant des oiseaux de mer perçait la sourde complainte du vent. L’aspect désolé de la lande frappa Corbett et lui rappela certaines légendes. Un habitant de Swaffham avait surnommé le vent « l’Ange Noir » et raconté au clerc comment cette partie du Norfolk avait été gouvernée, dans les temps anciens, par une tribu {16} qui s’était rebellée contre les Romains et avait mis la contrée à feu et à sang. Corbett sursauta lorsque Ranulf se porta à sa hauteur.
    — Messire, dit ce dernier avec circonspection en voyant le visage fermé de son maître, Maltote et moi, nous nous demandions combien de temps nous allions rester là.
    Corbett esquissa un sourire :
    — Aussi longtemps que Dieu le voudra !
    Ranulf changea de sujet :
    — Les villageois n’ont aucun doute sur l’identité de l’assassin. Sir Simon a raison : si Gilbert tombe entre leurs pattes, c’est un homme mort !
    Corbett tira sur les rênes et décocha un regard perçant à son serviteur.
    — Connais-tu Maître Joseph ?
    Ranulf gratta son menton mal rasé.
    — J’ai réfléchi : lui m’a reconnu, à coup sûr, et son visage me dit quelque chose.
    — Où l’aurais-tu rencontré ?
    — Je l’ignore. Je ne m’en souviens plus.
    — Que penses-tu