La complainte de l'ange noir

désarmer mais il ne put l’empêcher de souffleter cruellement le prisonnier.
    — Maudit scélérat ! hurla-t-elle.
    Maître Joseph se recroquevilla, sans opposer la moindre résistance, immobilisé par ses deux solides gardiens. Corbett força Blanche à reculer.
    — Faites évacuer la grand-salle, Sir Simon, dit-il en déposant le poignard sur une table, et enchaînez ces deux hommes pour plus de sûreté !
    — Voulez-vous que tout le monde quitte la salle ? demanda Gurney.
    — Oui, à part Ranulf, Blanche, les prisonniers et vous.
    Gurney lança des ordres. Catchpole revint avec des chaînes et les passa autour des chevilles et des poignets des prisonniers. Blanche s’éloigna vers la cheminée et leur tourna le dos, le regard plongé dans les flammes.
    Corbett prit le poignard et le mit à sa ceinture.
    — Commençons par le commencement. Il y a quatre ou cinq ans, grâce aux chevaliers hospitaliers, le roi apprit que des sujets libres de ce royaume – jeunes garçons et jeunes filles – étaient vendus comme esclaves, à des fins, le plus souvent, de prostitution. Leur blondeur et leur peau blanche étant fort prisées, ils valaient leur pesant d’or sur les marchés aux esclaves du pays barbaresque.
    Corbett s’approcha de la table et but un peu de vin avant de reprendre :
    — De nombreux papes et conciles condamnèrent ce honteux commerce, dont des Anglais n’étaient pas les seules victimes. De même, mettre un terme à ce trafic est l’un des rares projets dont sont convenus Philippe de France et Édouard d’Angleterre, mais sans succès jusqu’à présent. Ce trafic remonte à des temps fort anciens et il a atteint des sommets depuis la Croisade des enfants qui, il y a une centaine d’années, aiguisa l’appétit des trafiquants.
    — J’en ai entendu parler, reconnut Gurney.
    — Ce fut un étrange phénomène, expliqua Corbett. Des milliers d’enfants, venus de toute la chrétienté, répondirent à l’appel d’un jeune berger, Stephen, qui les exhortait à le suivre jusqu’en Terre sainte. Très peu y parvinrent, sinon aucun. La plupart tombèrent aux mains des marchands d’esclaves et furent vendus sur les marchés égyptiens et barbaresques.
    Gurney se leva.
    — Tout cela, c’est de l’histoire ancienne. Insinuez-vous que les chefs des pastoureaux se livrent à semblable trafic ? Ils vivent dans le dénuement le plus total...
    Ranulf étouffa un ricanement :
    — Allez à l’Ermitage, Sir Simon, et jetez un coup d’oeil dans les chambres de ces deux gaillards. Vous y verrez couvertures de bonne laine, oreillers de plume d’oie, draps de soie et tonnelets de vins fins apportés spécialement de Bishop’s Lynn. Le reste de la communauté jeûnait, mais certainement pas eux !
    — Je parierais, renchérit Corbett en surveillant Blanche, toujours immobile près de l’âtre, que Maître Joseph et Philip Nettler possèdent de belles propriétés un peu partout dans le pays. Et bien sûr, ils fréquentaient régulièrement les lupanars de Bishop’s Lynn.
    — Ce n’est pas vrai, marmonna Maître Joseph. Nous sommes innocents. Sir Simon, c’est vous qui avez raison. Comment diable nous y serions-nous pris pour faire fortune ?
    — Fort aisément ! répondit Corbett. Vous parcouriez le royaume de long en large, restant une année ici, dix-huit mois là. Puis vous vous retiriez un certain laps de temps dans une belle demeure de Londres, peut-être, ou de Lincoln pour bien profiter de vos gains infâmes. Ensuite, vous réapparaissiez comme un diable de sa boîte et arriviez dans un village isolé, tel Hunstanton, et toi, Hubert, tu feignais d’être un nouveau saint François d’Assise. La jeunesse était attirée par ta personnalité, tes rêves, tes idéaux et ta description de voyages vers de fascinantes contrées. Garçons et filles restaient avec vous un certain temps : vous vous assuriez ainsi qu’ils ne soulevaient aucune objection. Elles étaient rares, en effet. Après tout, nombre de jeunes paysans et paysannes ne sont que trop heureux d’échapper au travail de la glèbe. Et pourquoi leurs parents auraient-ils protesté ? C’était une bouche de moins à nourrir à l’approche de l’hiver.
    — Mais les capitaines des navires... ont-ils partie liée avec eux ? s’exclama Gurney.
    — Oh, que oui ! C’est un commerce florissant. Il ne manque pas de marins prêts à se livrer à une activité si lucrative. C’est tellement