La couronne dans les ténèbres
lui dit, plus tard, être Lord Robert, le chef du clan des Bruce. Lui aussi scruta Corbett avant de se remettre à balayer la grand-salle de son regard féroce. Benstede et Corbett s’assirent à une table située directement sous l’estrade au moment où éclata une sonnerie de trompettes. L’évêque Wishart murmura le bénédicité et le festin commença. Des joueurs de flûte, rebec et tambourin s’efforcèrent de se faire entendre, mais leur musique fut vite noyée dans le brouhaha des conversations au fur et à mesure que se déroulait le repas. Corbett avait entendu dire que les Écossais étaient des rustres, mais que leurs cuisiniers pouvaient rivaliser avec les meilleurs d’Europe. Chaque convive avait un tranchoir, c’est-à-dire une tranche de pain rassis faisant office d’assiette pour toute une série de plats copieux qu’apportaient, épuisés et en sueur, des pages qui devaient veiller à nourrir des bouches innombrables tout en évitant les mains furtives et avides de certains hôtes. On servit du fromage de tête, de la viande bouillie avec du sucre et des clous de girofle, parfumée à la cannelle et au gingembre et garnie de côtes de sanglier, une tourte de porc farcie de jaunes d’oeufs, pignons, raisins secs, safran et poivre, des pâtés de poisson, des lamproies rôties, du mouton, du pluvier, des courlis, de la bécassine et du faisan. Le vin jaillissait des pichets et était bu d’un trait, souvent fort bruyamment. Corbett mangeait peu, d’abord parce que c’était son habitude et ensuite parce que la vue d’un valet se grattant une oreille suppurante tout en passant les plats lui coupa l’appétit. Il sirotait lentement son vin en échangeant des plaisanteries avec Benstede, qui faisait porter la conversation sur les méandres de la politique écossaise.
— Regardez autour de vous, Corbett. Cette salle est remplie d’hommes qui rêvent de se trancher mutuellement la gorge. Alexandre les tenait dans un poing d’acier. Dieu sait ce qui va arriver maintenant.
— Quoi, d’après vous ? demanda Corbett.
— Ce que je crains, répondit Benstede, c’est que sous un piètre roi cette vague de violence ne déferle jusqu’à la frontière et au-delà.
Corbett acquiesça tranquillement, se rappelant la campagne déserte qu’il avait traversée en venant en Ecosse : de vastes étendues sans défense, vulnérables à des raids soudains de pillage ou même de conquête. Benstede se pencha par-dessus la table pour en dire plus, mais, voyant l’intérêt grandissant de ses voisins pour leur entretien, jeta à Corbett un coup d’oeil entendu et garda le silence. Le tourbillon des conversations les enveloppait. Corbett avait peine à comprendre certains accents et se contentait de regarder autour de lui. A une table en face de la leur, de l’autre côté de l’allée, était installé, légèrement à part, un groupe d’invités dont l’un fixait le dos de Benstede avec tant de haine venimeuse que Corbett s’en inquiéta et saisit son compagnon par le bras.
— Ces hommes derrière vous... ! chuchota-t-il.
— Ces hommes derrière moi, l’interrompit Benstede d’une voix maussade, sont les envoyés français et leur chef Amaury de Craon. C’est un petit brun à l’air énergique, qui a une barbe et une moustache tombante et qui est probablement en train de me regarder comme s’il voulait me planter son poignard dans le dos, n’est-ce pas ?
Corbett fit signe que oui.
— Bien, dit Benstede avec un sourire. Je me suis délibérément assis en lui tournant le dos. De Craon n’a jamais pu résister à une insulte.
— 1 Pourquoi est-il ici ? s’enquit Corbett.
— Pour les mêmes raisons que nous, répliqua Benstede. Pour observer la situation et faire son rapport à ce coquin de Philippe IV de France, cet hypocrite au visage impassible. Bien sûr, il a d’autres buts.
Après avoir jeté un coup d’oeil aux alentours, Benstede se pencha au-dessus de la table d’un air de conspirateur.
— De Craon doit se demander de quoi nous parlons. Son maître rêve de deux choses, à présent que l’Ecosse a perdu son puissant souverain. En premier lieu, de contracter une alliance avec les Écossais et de détourner ainsi notre suzerain de ses justes revendications sur nos possessions de France. En second lieu, poursuivit Benstede en effleurant le bord de son gobelet, Philippe espère qu’Édouard voudra annexer l’Écosse et se trouvera ainsi entraîné
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