La couronne et la tiare
trois brebis. Leur salut obséquieux et leur regard fuyant et sauvage disaient mieux que des mots leur insondable angoisse.
– Rolleboise ? répétait l’un ou l’autre.
Puis avec un geste las :
– C’est loin encore mais vous y serez à la vesprée.
Rolleboise apparut : une enceinte farouche flanquée de bastions décoiffés par les vents ; un donjon carré, lui aussi sans toiture, le tout juché sur une colline crayeuse – comme incrustée de neige froide. Si le château semblait lugubre, le pays exhalait une maussaderie sans fin. Les mugissements d’une trompe assemblèrent quelques malandrins sur les aleoirs 109 . Des chapels de fer jouèrent à cache-cache entre les merlons.
– On contourne cette forteresse ? demanda Paindorge.
– Non, dit Tiercelet. Si nous le faisions pour trouver des lieux plus accueillants, ces démons sauraient combien nous sommes… Et nous assailliraient.
– Tu dis vrai, approuva Tristan. D’ailleurs voyez : les quelques gens du roi qui nous attendaient viennent à notre rencontre… Sacquenville nous a devancés auprès d’eux.
Ils étaient une trentaine. D’où sortaient-ils ?
– D’une caverne, là-bas, dans la roche, dit Sacquenville. Ils ne l’ont point découverte… Je ne puis vous proposer de nous y rejoindre : nous y sommes à l’étroit.
Tristan se détourna et désigna les cent hommes d’armes, immobiles et indécis, dont il avait assuré la conduite :
– J’ai la charge de ces guerriers. Nous allons nous hâter de bâtir les bastillons de merrain qui condamneront cette enceinte et de réunir les barques, les hourques, les chalands et les barges qui couperont le cours de la Seine.
Sacquenville eut le même sourire, sans doute, qu’il eût adressé à un malade :
– Je conçois votre hâte et vous en congratule. Au-dessus, à quelques lieues, la Seine fait une boucle immense – comme celle que domine le Château-Gaillard. Il faudrait occuper la portion de terre qu’elle ceinture et barrer le fleuve en aval de Vernon. Exercer une surveillance avec des milliers d’hommes pour couper le passage des fourrageurs et des brebis que les malandrins ramènent des roberies auxquelles ils se livrent encore à l’entour de Rolleboise… Annihiler là-bas et où nous sommes tout ce qui vogue pour eux… Rendre toutes les communications impossibles. Mais voilà : nous sommes trop peu !
– C’est vrai… Et plutôt que d’avoir de grosses nefs bien accastillées, bien pavesées pour ce barrage sur la Seine, nous aurons, j’en suis sûr, des coquilles de noix !
Hélas !… soupira Sacquenville. Il est trop tard pour que mes gens vous apportent leur aide, mais demain, ils seront avec vous.
Le chevalier s’éloigna. Ses soudoyers hésitèrent à le suivre.
– Ils doivent avoir des amis parmi les nôtres, dit Tiercelet. Hé quoi, compère… As-tu froid ?
Tristan acquiesça. Il frémissait. Une fraîcheur pénétrante montait de la Seine désormais embrumée ainsi que de la terre gorgée d’eau, tandis que des marais voisins, des rainettes et des grenouilles jabotaient sans presque s’interrompre. La même lune que la veille, blafarde et transie, s’élevait dans un ciel vidé de ses nuages pour y rayonner avec la même âpreté que la nuit précédente.
– Je suis hodé (339) avoua Tristan.
Un rire fripa le visage de Paindorge occupé à défardeler Carbonelle :
– Que Tiercelet et moi aient prêté nos chevaux à des gars souffrant des pieds, tant mieux pour eux. Mais vous !
– Je ne regrette pas ce que j’ai fait, même si ma compassion envers ce jouvenceau a provoqué çà et là du mépris, de la gaieté ou de l’irrévérence. J’ai demandé à ce Matthieu de rester avec nous.
– Bonne idée, dit Tiercelet. Où est-il ?
– Il patauge dans la Seine pour éteindre les feux de ses orteils et de ses talons.
Deux ombres passèrent.
– Holà ! Bohémond et Milot.
– Messire ?
– N’atermoyez point pour faire de bonnes flambées… Multipliez les foyers même s’il n’y a personne autour : il importe que ces malandrins nous croient moult plus nombreux que nous ne sommes.
Le lendemain, en provenance de Poissy, cinq chalands vinrent s’amarrer à la berge. Ils avaient été tirés par des chevaux et des hommes sur un chemin de halage dont personne, depuis les incursions anglaises et navarraises, n’assurait plus l’entre tien. Ces barges foncets et bachières (340) , apportaient du
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