La couronne et la tiare
à Narbonne, qui est une cité au moins dix fois plus grosse et prospère, mais où ils ont de grands amis.
Mon écuyer qui tend l’oreille un peu partout m’a appris qu’à Carcassonne, messire Audrehem a mis à l’amende les hommes qui, comme c’est leur droit le plus naturel, refusaient de veiller aux remparts.
– Il y a mieux encore !… Des Nîmois ont occis des Espagnols qu’ils avaient surpris à violer des femmes et à piller leur maison. Aussitôt, les hommes du Trastamare ont trouvé cette vengeance affreuse et décidé de se revancher en mettant la ville à sac. Un carme auquel ce dessein fut révélé en confession a prévenu les Nîmois qui avaient pris part à l’occision des violeurs.
Ceux-ci se sont enfuis en Vivarais dès l’annonce qu’Arnoul et Scatisse venaient à la rescousse, non pas des Nîmois mais des Espagnols.
Messire Boucicaut reprit son souffle. Il était, sous sa barbe, rouge d’indignation.
– Que pensez-vous, Tristan, qu’il arriva ?
– On parvint à rejoindre ces justiciers.
– Oui. Ils étaient six… Et après ?
– On fit une enquête.
– Non.
– Alors, on ne les put juger.
– Si… On les pendit aux fourches patibulaires, sous les acclamations des Espagnols et la satisfaction souriante d’Audrehem (235) .
De la part d’un tel homme, une telle ignominie ne pouvait surprendre Tristan. Il demanda simplement :
– Où est-il ?
– Ce cher Arnoul ? Fin octobre, il était à Mazères avec l’armée royale, puis à Pamiers, toujours avec l’ost… Il a puisé dans la rançon du roi, sans son consentement , pour payer les Compagnies, lesquelles se meuvent je ne sais trop comment. On a vu une avant-garde à Beaucaire, commandée par le Bourc de Breteuil et Bertuchin.
– Je croyais qu’ils avaient été payés.
– Arnoul semble confondre sa bourse et celle de Garsiot du Châtel, le trésorier des Compagnies. De plus, la guerre vient de reprendre entre Armagnac et Foix. Chacun choisit son camp. Certains de ces démons, repus de la France, sont partis pour l’Aragon… Les Espagnols, autour de nous, deviennent de plus en plus mauvais. Le Trastamare est mécontent : il ne peut, pour le moment, combattre Pierre le Cruel… Mais lequel des deux est le plus cruel ? C’est là-dessus, chevalier, que je vous quitte !
Avec une agilité dont Tristan ne fut pas surpris, le maréchal sauta en selle et, se penchant :
– Sa Sainteté Urbain V me paraît être un homme bon, loyal, assez ennemi des richesses et de l’ostentation… Vous le verrez demain… Préparez-vous !
Et soudain, avec un sourire plus restreint que le précédent sous la touffe drue de la moustache :
– Une noble dame m’a parlé de vous. Voyez-vous de qui il s’agit ?
Tristan discerna, dans la voix du maréchal, un mélange de commisération et d’inquiétude.
– Si c’est celle à qui je pense, je ne connais que son prénom.
Sous le bord quelque peu usé du chaperon, les gros sourcils poivre et sel se froncèrent.
– Ne l’approchez point. Serais-je votre chapelain que je vous fournirais le même conseil… Non, que dis-je ! Je vous interdirais d’échanger un seul mot !
Tristan leva les yeux et découvrit un visage étranger : des yeux demi-clos sur des lueurs farouches, des lèvres gonflées dans une sorte de moue de mépris à l’adresse de cette Jeanne et sur le front soudain dégagé par un sursaut de colère, de sombres cicatrices. Une dextre gantée de chevreau gris souris s’agita cependant que le baucent trépignait d’impatience.
– Je serais attristé de vous voir mourir jeune pour une coucherie qu’elle vous accorderait aisément… et dont un autre serait jaloux ! Comprenez…
Un coup de vent chassa le reste de la phrase tandis que le coursier s’en allait au galop. Paindorge qui revenait et avait entendu commenta simplement :
– Vous voilà prévenu.
– J’ai cru, dit Tristan, ouïr mon père quand jadis, il m’admonestait.
*
Le soir, il partit seul errer dans Villeneuve.
La foule envahissait les rues illuminées de loin en loin par des pharillons et, sur certains seuils, par des lanternes aux vitres de corne colorée. Des chevaliers, des écuyers passaient en compagnie galante ; d’autres allaient, bruyants, s’enfermer dans quelque auberge pour s’y soûler de vin et récits de batailles. Quelques hommes d’armes dispensés de service épuisaient leur ennui en piétant çà et là sans trop oser
Weitere Kostenlose Bücher