La couronne et la tiare
fureteur :
– Audrehem n’est point parmi nous ?
– Il est à Nîmes, sire, dit Jean de Neuville en se levant à moitié.
Le neveu paraissait marri de cette absence. Moins que le roi. Il soupira, gratta sa barbe fricheuse et les mains enfoncées entre le pourpoint et la ceinture – ce qui lui permettait d’effacer son ventre –, il déclara lentement, sur un ton qui, pour Tristan, trahissait une gêne mal refoulée :
– J’ai scellé, hier, les traités par lesquels j’accorde et concède les terres de Cessenon, Servian, Thézan à notre bon ami Enrique de Trastamare…
– Bon ami, sire, bon ami ! bougonna Boucicaut. Voilà, me semble-t-il, qui me paraît bien gros.
– Taisez-vous, le Meingre. Ne revenons point là-dessus !
– Je pense, sire, dit un évêque, qu’il faut y revenir, au contraire.
Il était maigre, ascétique, le front bas et têtu, le menton volontaire et même impertinent. Il continua, d’une voix mate, parfois pointue, parfois douceâtre – la voix d’un homme qui sait convaincre par la force ou l’onction :
– Nous sommes pareils à des pèlerins égarés dans une forêt profonde. La plupart de nos clartés se sont éteintes : les fils de Bélial nous entourent et nous exterminent lentement. La plupart de nos espérances sont mortes : nous attendons le retour d’une paix réelle, complète, que les archanges vengeurs ne peuvent nous fournir, mais que vos armées devraient obtenir… Il nous faut une paix exempte d’inquiétude !
– Elle reviendra. Dieu est avec nous… Avec moi qui suis son truchement suprême !
Le prélat ne dit mot. Jean II en fut courroucé.
– La royauté de France, évêque, est issue de Dieu… Dieu ne peut et ne veut que son bien… Les archanges apporteront avec eux tout ce qui nous fait défaut.
– Nous avons tout perdu, sire, excepté notre foi. Les routiers et les Espagnols forgent les fers entre lesquels nous étouffons déjà… Et si j’en crois l’Ecclésiaste, c’est ainsi que commence la destruction des bons par les mauvais… Les Espagnols ne valent pas mieux que les routiers de France et d’Angleterre…
– La bonté dont nous faisons preuve envers les hommes du Trastamare nous préserve de… Ah ! Vous m’ennuyez. Dieu nous enseigne la bonté, la charité…
Ses mains jointes, osseuses et blêmes, l’évêque se pencha en avant :
– La bonté, sire, ne saurait être l’inconséquence, et la charité une défaite qu’on s’inflige à soi-même, un châtiment qu’on s’administre à plaisir. Ne vous a-t-on pas dit ou ne savez-vous pas que l’enfer commence à prévaloir sur ces terres jadis douces et accueillantes ? La haine, désormais, y remplace l’amour et le mépris l’amitié. Les passions bestiales y détruisent les sentiments naturels. On viole et meurtrit, on robe et embrase. Bientôt, sire, si votre bienveillance continue à s’exercer envers les impies, nous serons absorbés… Car ne l’oubliez pas : ces forains 80 se multiplient plus vélocement que des cloportes. Tout ce qui subsiste encore de beau s’éteindra. Tout ce qui provoquait le respect ou l’éloge deviendra cendre et fumée, toute valeur qui subsistera par miracle prendra rang parmi les valeurs démonétisées et inutiles.
– Oh ! Oh ! fit Jean II, dont le courroux devenait visible.
Et l’évêque entêté poursuivit :
– Quand nous aurons atteint le terme assigné à ces audaces infernales, la terre de Langue d’Oc, puis celles à l’entour d’icelle seront mortes. Les maisons anéanties n’abriteront plus que de la vermine et rien, non rien ne pourra plus empêcher que les prophéties de l’Ecclésiaste ne s’accomplissent. L’obvers de votre bonne action en faveur de l’Espagnol resplendit. Le revers n’apparaît point encore, mais il porte bien son nom et sera chargé de souillures.
– Évêque ! Évêque !
– La paix planait sur ces contrées comme une colombe immaculée… La guerre, désormais, subvertit toutes les destinées. C’est un vautour qui tournoie au-dessus de nos têtes !
Le roi avait croisé les bras. L’un de ses pieds chaussé de cuir jusqu’au genou tapotait une dalle. Nul ne bronchait dans l’assistance et seul Artois, enrhumé, reniflait de temps en temps. Les évêques avaient acquiescé au discours de leur pair. Les chevaliers épris de guerre et d’aventures le réprouvaient dans son entier.
– Il suffit, dit Jean II en contenant son
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