La croix de perdition
meurtrier a-t-il voulu nous laisser un message ? A-t-il tenté de défaire quelque chose, en relation, pourquoi pas, avec le passé de cette pauvre novice ? Vous m'avez confié, ma mère, qu'elle était un modèle de dévotion, de bienveillance.
– Certes. Une recrue de choix pour notre congrégation.
– Comment expliquer alors ce meurtre hideux, sauf à imaginer…
Le médecin marqua une pause, semblant retenir les mots qui lui venaient.
– Sauf à imaginer ? insista l'abbesse.
– Que vous hébergez, sans le savoir, un être d'une rare noirceur d'âme qui s'attaque à la… pureté. Si tel est bien le cas, je redoute que Blanche n'ait été que la première victime.
– Mon Dieu… protégez-nous, geignit Barbe Masurier.
Mary de Baskerville n'avait pas quitté monsieur de Villanova des yeux durant cet échange. Quelque chose dans l'attitude de cet homme si renommé la troublait sans qu'elle parvienne à mettre le doigt dessus.
Les moniales apeurées qui patientaient au-dehors furent dispersées d'un ordre sans appel de l'abbesse qui se contenta d'annoncer que Blanche venait de rejoindre son Créateur et qu'elle reposait en très grande paix. L'explication ne satisfit personne, Thibaude ayant conté sa macabre découverte à maintes reprises, l'enjolivant un peu à chaque répétition. À l'en croire, un sombre pressentiment l'avait avertie et elle s'était précipitée dans l'abbatiale. Elle avait aussitôt aperçu Blanche pendue tête en bas, bouche grande ouverte sur un cri muet, du sang s'écoulant de ses multiples plaies. Un bruit léger, comme un froissement d'étoffe, l'avait renseignée : le tueur se trouvait encore sur place. Rassérénée par la commisération qu'elle sentait chez ses sœurs, un peu grisée par leur affolement, Thibaude finissait par se convaincre qu'elle avait frôlé la mort et se réjouissait d'y avoir échappé d'un cheveu.
Assise devant la table de pesée de l'herbarium, Hermione de Gonvray réfléchissait. Des coups fermes portés contre le battant de la porte la redressèrent. Certaine qu'il s'agissait de l'abbesse, elle ouvrit sans hésitation. Mary de Baskerville se tenait devant elle, seulement éclairée par la lueur de son esconce qui la faisait paraître encore plus pellucide. La neige s'était accumulée sur les épaules de sa pelisse et le haut de son crâne. Sans même attendre d'invitation, elle pénétra dans la salle encombrée d'armoires aux étagères lourdes de fioles, de sachets et de pots. Hermione patienta, peu loquace, à son habitude.
– Je vous dois des excuses, ma sœur, commença sa remplaçante. J'ai méjugé votre intelligence, une erreur qui m'est peu coutumière.
– Vraiment ? Moi qui croyais que la certitude de votre supériorité vous encourageait à toiser tout le monde !
Un sourire joyeux étira les lèvres pâles.
– En effet. Toutefois, je me trompe rarement. Dans votre cas, et à ma décharge, votre insistance sur des banalités de préparation de potions, des détails si évidents que vous auriez dû les négliger. Bref, j'ai fini par croire que vous étiez l'un de ces petits esprits laborieux.
– Au contraire de vous, je me fais un devoir d'expliquer, voire de simplifier, afin d'être comprise. La connaissance est un bien précieux qui se doit d'être partagé.
– Une perte de temps considérable, résuma Mary d'un ton léger. Que les sots restent sots et qu'ils ne nuisent pas aux efforts des autres ! Pour en revenir à l'objet de ma visite, je vous prie d'accepter mes excuses… mon frère.
Hermione eut le sentiment que le sol se dérobait sous ses pieds. Elle se retint au bord de la table.
– Comment… ? bafouilla-t-elle.
– Rien de plus simple. Quelques détails physiques comme le plat de vos hanches, la force de vos bras lorsque nous descendîmes le cadavre lesté du chandelier, la proéminence de votre pomme d'Adam qui se devine sous le col de votre robe lorsque vous êtes en proie à une vive émotion – et notre découverte de tout à l'heure avait de quoi ébranler la moins impressionnable d'entre nous. S'y ajoutent d'autres indices plus impondérables… subtils. Pourquoi notre mère semble-t-elle si désireuse de vous voir quitter les Clairets quand je sens la tendresse qu'elle éprouve pour vous et que je doute que vous ayez commis une faute qui l'encourage à se séparer de vous ? D'autant que les apothicaires expertes ne sont pas légion, et que l'on s'efforce de les
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