La danse du loup
vent séchera nos larmes un doux matin silencieux.
L’aveugle peut sentir, toucher, voir avec ses autres sens.
Il faut parfois oublier qui l’on est, et dans l’errance
Ouvrir ces portes au bout du silence, au bout de la nuit,
Pour libérer cette flamme qui, dans les ténèbres, nous conduit.
« Chypre était, au temps de l’empereur Trajan, province romaine. Caius Plinius Cæcilius Secundus, neveu de Pline et consul de Rome, fit le renom de cette île aux richesses fabuleuses : émeraudes, cristal, airain, alun…
— Des émeraudes, père Louis-Jean ? Sur cette île ? s’enquit Arnaud dont les yeux s’étaient plissés avec convoitise.
— Oui, mon fils. Les mines en regorgent. Plus que vous n’en verrez jamais. Bien que leur exploitation soit jalousement protégée et tenue à l’abri du regard indiscret des voyageurs de passage.
« Des diamants aussi, négociés dans tout l’Occident. N’oubliez pas que Chypre est l’île où naquit Aphrodite, la déesse légendaire de l’Amour, selon la légende. Une île qui se trouve à une soixantaine de milles marins seulement de Lattakié, le port qui fut en Syrie le fief personnel de la reine Mélisande. »
Arnaud, tout ouï, n’en croyait pas ses oreilles. Ses yeux brillaient mieux que les étoiles du ciel par nuit claire.
« Et je ne parle ni de son vin réputé, ni du sel, ni du sucre extrait de la canne et cultivé en abondance. C’est grâce à ces richesses considérables que les malheureux qui ont fui la Terre sainte, à la fin du siècle dernier, ont pu trouver ici asile, refuge et vie décente. Grâce au concours du roi et de ceux qui lui ont succédé sur le trône.
« Ils ont accueilli plusieurs milliers de personnes : chevaliers, écuyers, pages, femmes éveuvées, pucelles égarées, princes, comtes, évêques, bourgeois ou simples compains de tous les métiers. Tous ceux qui ont réussi à échapper aux terribles massacres qui suivirent les invasions des Mameluks ont contribué à la prospérité de ce territoire.
« Ils ont développé les cultures, l’artisanat, le commerce. Vous côtoierez des savetiers, des maçons, des charpentiers, des écrivains publics, des orfèvres, des gens de naissance noble ou roturière. Un grand nombre parmi eux sont devenus de très riches propriétaires.
« Les us et coutumes féodaux fonctionnent ici dans l’esprit le plus pur depuis que Guy de Lusignan, dont descend le roi actuel, Hugues le quatrième du nom, accueillit déjà sur cette terre tous ceux qui avaient fui, il y a bien longtemps, les victoires du sultan Salah-ed-Din Youssouf Ibn Ayyoub, avant même la chute du royaume de Jérusalem, à la fin du siècle dernier.
« Ils mirent tous un point d’honneur à marier les veuves et les orphelines aux chevaliers ou aux sergents de leur suite, les fieffèrent les uns et les autres et distribuèrent de larges privilèges de commerce aux marchands.
« Ce pays est un petit paradis sur la Terre, comme l’est aussi le royaume de France. Sans en connaître les troubles, toutefois. Leurs us et coutumes se sont éloignés des nôtres au fil du temps.
« Regardez seulement cette cathédrale. Un modèle d’architecture. Elle ressemble, à s’y méprendre, à l’église de Saint-Urbain, à Troyes : mêmes chapiteaux, mêmes gâbles surmontant les ouvertures hautes, mêmes dessins de balustres. Même orientation vers les sphères célestes. Vers l’Esprit-Saint, dit-il en levant les yeux vers le ciel.
« Elle fut construite sur les mêmes plans, comme l’abbaye de Canterbury, en la comté de Kent, fut élevée sur les plans de l’abbaye du Bec-Hellouin, en pays normand.
« Et encore, vous n’avez pas vu l’abbaye de Notre-Dame de Tyr, à Nicosie. Elle ressemble, à s’y méprendre, à la cathédrale de Bourges. Quant à l’abbaye de Bellajaïs ! Quelle merveille ! Que soient bénis les maîtres et leurs compains qui ont bâti ces chefs-d’œuvre ! »
Arnaud semblait moins s’intéresser à présent à l’art roman ou nouveau qu’aux émeraudes ou aux diamants. Il avait l’esprit occupé ailleurs :
« Père Louis-Jean, auriez-vous donc déjà effectué quelque visite en cette île ?
— Oui, messire Arnaud. Je l’ai visitée. Par ouï-dire seulement. Je connais la plupart des chefs-d’œuvre édifiés en France pour les avoir vus de mes propres yeux. Que nenni en cette île. Mais les récits des voyageurs ne sont-ils pas de véritables
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