La danse du loup
gué.
Avec notre maigre solde journalière de cinq sols et six deniers, pas question de prendre le bac : le passeur aurait soulagé nos bourses d’une somme d’autant plus excessive que nous étions à cheval, en armure et que nos destriers pesaient un bon poids eux aussi, en sols et en deniers.
Or nous avions décidé de dépenser nos sous dans une taverne fort réputée de Castelnaud-la-Chapelle plutôt que d’engraisser le passeur. Arnaud avait approuvé ma proposition chaleureusement, mais un peu vite. Je le soupçonnai d’avoir une idée derrière la tête, le petit coquardeau.
La veille, le baron de Beynac nous avait chargés d’entreprendre le lendemain, Arnaud et moi, une vaste tournée de renseignements du côté de Castelnaud-la-Chapelle, du Mont-de-Domme et plus en aval, du côté des Mirandes. Notre mission consistait à procéder à une inspection des environs et détecter d’éventuels mouvements de bannières ennemies.
Nous ne nous étions pas fait prier : Arnaud avait la ferme intention de profiter de l’alibi que je lui donnais pour aller conter fleurette à Blanche au Mont-de-Domme, la fille du consul dont il se déclarait énamouré.
Quant à moi, je savais pouvoir profiter de l’alibi que me donnait Arnaud pour poursuivre mes recherches sur l’improbable existence de la belle et douce Isabeau de Guirande, la gente fée aux alumelles que j’avais entrevue dans un rêve hallucinant de vérité.
Depuis la Chandeleur, nous avions effectué des accumulations forcées. Rares avaient été les occasions de dépenser notre solde hors l’enceinte du château où nous avions été consignés. Toute une série de corvées nous avait retenus pendant l’hiver, sans compter les épuisantes journées d’entraînement dans le champ voisin. Le baron de Beynac exigeait de ses gens d’armes une forme physique parfaite.
Les chevaliers et les écuyers s’entraînaient à tour de rôle au poteau de quintaine au cours de ces exercices quotidiens. Arnaud, dont c’étaient les premières expériences du genre, avait plusieurs fois raté sa cible. En fait, il contrôlait mal la position de sa lance pour la maintenir dirigée vers le centre de la cible dès qu’il passait du pas au galop. Sa lance heurtait le mannequin de bois trop à dextre. Elle glissait en provoquant sous le choc une vive rotation du poteau sur son axe vertical.
La cible ne le loupait pas. Le fléau d’armes qui pendait inerte l’instant d’avant était attaché par une chaîne souple à l’extrémité d’un bras, lui-même fixé perpendiculairement au corps du poteau, à senestre. Le fléau se tendait violemment à l’horizontale sous l’effet de la force centrifuge et le frappait à toute volée à l’épaule ou à la tête au point de le désarçonner.
Arnaud s’étalait la plupart du temps dans l’hilarité générale. Il se relevait péniblement avec bosses, contusions et quelques plaies, et baillait une santé le soir même, selon la coutume. Mais au fil des jours, il était devenu de plus en plus accort. Finalement, seuls son amour-propre et sa bourse en avaient pris un sacré coup.
Les arbalétriers et les archers se perfectionnaient au tir pendant que d’autres exerçaient leur adresse tantôt à cheval, tantôt à pied, à la hache de guerre, à la masse d’armes, à l’épée à une main, une main et demie ou à deux mains et au maniement de l’aspersoir d’eau bénite.
Ce terrible fléau d’armes était équipé à son extrémité de pointes étoilées forgées autour d’une grosse bille d’acier reliée au manche par une courte et forte chaîne. D’où le nom qu’on lui donnait aussi d’étoile du matin ( Morgenstern , comme la nommaient, paraît-il, les chevaliers de l’Ordre de Sainte-Marie des Teutoniques). Il était beaucoup plus lourd et dangereux que celui qui équipait le bras du mannequin au poteau de quintaine.
En effet, des rumeurs persistantes laissaient penser que la trêve passée par notre roi Philippe, sixième du nom, avec Édouard, troisième du nom, roi d’Angleterre et duc de Guyenne, allait être rompue. Nous, ici, nous ne disions pas Guyenne, mais Aquitaine. Nous étions Francs. Du collier et des origines.
Nous détestions les Godons. Ce n’était pas un péché, nous avaient confirmé nos curés lors du prêche dominical : les Godons étaient des Anglais. Pire, ils recrutaient souvent des archers gallois qui, nous ne le savions pas encore,
Weitere Kostenlose Bücher