La danse du loup
lorsqu’ils s’exécutèrent de mauvaise grâce, je sentis qu’ils étaient mortifiés par l’affront qu’ils venaient de subir devant les chevaliers de la place.
« Alors, messire, de quel message êtes-vous porteur de la part de mon noble et bien-aimé cousin ? s’impatienta le maître des lieux.
— Messire de Castelnaud de Beynac vous prie avec force insistance de bien vouloir lui livrer incontinent un écuyer du nom de Brachet de Born, Bertrand Brachet de Born qui est de votre maison ! »
À l’annonce de cette stupéfiante requête, je sentis mes jambes se dérober sous moi. J’en restai interdit, la bouche ouverte.
« Ah oui ? Voilà une bien étrange supplique. En vertu de quel office mon cousin entend-il s’arroger le droit de faire mainmise sur la personne d’un de mes écuyers ? s’enquit le baron, d’une voix dangereusement calme.
— Messire Brachet est accusé du meurtre du chevalier Gilles de Sainte-Croix, commandeur de l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, survenu en la chapelle de Cénac qui relève de la juridiction de sa seigneurie de Castelnaud-la-Chapelle, messire baron !
— Entendez-vous vous saisir de mon premier écuyer par la force, messire ?
— Mon maître, le seigneur de Castelnaud, est prêt à vous bailler sept deniers pour vous rédimer », déclara l’insolent chevalier en mettant la main à son aumônière. Les deniers que Judas avait reçus des mains du Grand-Prêtre pour qu’il lui livre le roi des Juifs, me dis-je. Au moins, je savais ce que valait ma vie aux yeux de ce triste sire.
Le baron leva les yeux vers le ciel et dit d’une voix intelligible où sourdaient des accents de colère rentrée :
« Je crains qu’il ne pleuve à verse, messires. L’orage gronde et menace. Vous devriez rentrer en votre château tant qu’il est encore temps ! Et faites savoir à mon bien-aimé cousin que je n’entends pas lever la main de dessus quiquionques de mes gens.
Qu’à Dieu ne plaise !
« Par le Sang-Dieu, s’il veut faire mainmise sur la personne d’un de mes écuyers, priez-le de me présenter sa requête en personne. Je saurai le recevoir comme il se doit ! Avec de la pisse de chat bouillante, balancée par-dessus les murailles. Nous disposons en notre place de six fois plus de gens d’armes que lui. De quoi changer la fade couleur des cottes d’armes de toute sa modeste garnison ! C’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi ! Je vous salue, messires !
« Et si prochaine fois vous étiez amené à sonner du cor devant la porte, soyez porteur de moins fâcheuses nouvelles ! » trancha le baron avant d’ordonner qu’on ouvre derechef la porte aux trois chevaucheurs.
Rouges de colère, mais dépités, les ambassadeurs s’inclinèrent. Ils mirent le pied à l’étrier, sans qu’il leur fût proposé la moindre collation. Ils sautèrent en selle et tournèrent bride sans demander leur reste.
En franchissant la porte au galop, les deux écuyers qui suivaient le chevalier oublièrent d’incliner leur lance. La hampe se brisa contre la clef de voûte dans un bruit sec. Les penoncels aux armes du sire de Castelnaud churent sur le sol en un magnifique mouvement tourbillonnant, où ils se couchèrent sagement et mollement.
Les écuyers, désarçonnés, furent à une fesse de vider les arçons. L’un bascula en arrière, fut rejeté par le troussequin et s’écrasa sur le pommeau à s’en faire péter les coillons. L’autre déchaussa, chancela, rétablit l’assiette et parvint à se maintenir en selle. Ils s’enfuirent à brides avalées, comme des voleurs, sans un regard pour nous.
Tous les gens d’armes de la place de Beynac, à l’exception du capitaine d’armes, Michel de Ferregaye, toujours impassible, et du chevalier Foulques de Montfort qui ne se permit qu’un léger sourire, se tenaient les côtes, pliés en deux, les larmes aux yeux, tant la scène était cocasse.
« Voici deux beaux trophées, même s’ils furent conquis sans gloire, messire Michel. Or donc, faites tendre ces bannières en notre salle des États. Notre première prise de guerre ! » ironisa le baron. Puis il se retira, sans un regard pour moi, sans une parole.
Lesnuages crevèrent. Ils déversèrent des trombes d’eau diluviennes qui me glacèrent de la tête aux pieds avant que je ne parvinsse à me mettre à l’abri. Mais, glacé, je l’étais déjà jusqu’à la moelle.
Je n’en menais pas
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