La danse du loup
montaient à l’assaut en face de moi, étaient droitiers. Moi, gaucher. Et je ne m’entraînais pas qu’au poteau de quintaine !
Quel heur ! Je récidivai, au cri de “Saint-Denis ! Beynac !” En face, ils hurlaient : “Saint-George !” Je ne les entendais pas. La réussite décuplait mes forces et me trempait les muscles. Dans l’acier. Avec plus de souplesse.
Je perçus des râles d’agonie, des questions en suspens sur des lèvres exsangues, des cris : “Sheet !” Sur le coup, je n’en saisis pas le sens. Mais le ton de leur voix, dans l’ivresse de la bataille, enflamma mes sens plus sûrement que le vin que Marguerite m’avait servi naguère.
Hélas, plus nous trucidions de Godons ou de ces Gascons, plus il en venait. Aussi vite que les anges exterminateurs. Aussi efficacement.
Entre trois estocs et deux parades, je jetai un coup d’œil à dextre et à senestre. À dextre, Arnaud se battait courageusement mais il commençait à faiblir. Sa défense mollissait. Il reculait en bousculant et en piétinant nos propres gens de pied que harcelaient sans répit les archers godons. À senestre, Foulques de Montfort se battait comme un lion. Le sol, devant lui, était jonché de cadavres. Mais il reculait pied à pied.
La situation n’allait pas tarder à devenir intenable. La bataille était sur le point de basculer. De basculer du côté anglais. Et nous, du côté de la mort.
À l’instant précis où je pensai cela, une flèche siffla pour se planter dans mon bras, pénétrant entre deux plattes de ma cotte d’armes. En m’arrachant un cri de douleur, je parvins à l’extirper dans un mélange de chair et de mailles éclatées, en hurlant ma rage. Pour la planter immédiatement dans l’œil du premier Godon qui se rua sur moi. Et… un de moins ! Celui-là ne me regarderait plus en face.
La situation prenait mauvaise tournure. Le comte de Pierregord fit sonner la retraite en huchant à oreilles étourdies : “Repli ! Repli !” D’autres voix renchérirent : “Repli ! Repli !”
Courageux, non point téméraires. Sans nul doute, c’était mieux ainsi. Trop de braves, d’un camp comme de l’autre, jonchaient le sol. Trop de blessés tentaient tant bien que mal de rallier des lignes plus sûres.
D’aucuns, à bout de force, le corps ensanglanté, réussirent à regagner leurs arrières. D’autres, dont le col était sectionné ou la poitrine entaillée, projetaient au rythme de leur cœur des jets de sang de plus en plus faibles, “pfffuittt-pffuitt-pfuit”, puis ils mordaient la poussière pour s’immobiliser définitivement dans la paix de Dieu, face contre terre. Dans une petite flaque rougeâtre et visqueuse.
D’autres encore s’effondraient, les bras en croix, d’horribles rictus à la bouche, les yeux grands ouverts, fixant le ciel. Pour lui reprocher de les accueillir si tôt. Pour implorer une impossible remise. Ou pour implorer un ultime pardon pour leurs fautes. Dans un dernier acte de contrition.
Le lendemain, les Godons tentèrent un nouvel assaut dès l’aurore. Nous les repoussâmes vaillamment, mais non sans pertes dans nos rangs.
Le comte de Derby changea de tactique. En bon stratège, il fit venir de Bordeaux une soixantaine de gabarres pour attaquer la ville par un de ses côtés les plus faibles, là où elle n’était défendue que par une simple palissade.
Le surlendemain, lorsque le soleil se leva, plusieurs corps d’archers montés à bord des bateaux, mâts couchés, décochèrent une grêle de flèches sur la palissade composée de troncs d’arbre et de grosses branches. Nous avions eu le tort de n’y poster que des bourgeois, mal entraînés et mal armés.
La palissade fut très vite rompue en plusieurs points et les bourgeois survivants, démoralisés, envisageaient de se rendre non sans avoir dépêché plusieurs d’entre eux près le comte Bertrand de Lisle-Jourdain qui commandait en chef le corps de bataille. Ils lui exposèrent la situation :
« Seigneur, regardez ce que vous voulez faire. Nous sommes tous enaventure d’être perdus ! Ne vaudrait-il pas mieux que nous rendions la ville au comte de Derby avant que nous n’ayons plus grand dommage ? »
Le comte se porta par-derrière la palissade avec ses chevaliers et un corps d’archers génois. Les archers y firent merveille. Mais la position, mal protégée, devenait impossible à défendre. Le comte de Lisle-Jourdain eut la sagesse de requérir du
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